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Chroniques

Portrait éclaté d’un franc-tireur

par Robert Daudelin

Il fut un temps pas si lointain où Richard Lavoie représentait à lui seul le cinéma en dehors de Montréal. Il y avait eu les curés cinéastes (Proulx, Tessier, Marinier) et l’Office du film du Québec avec Michel Vergnes et Paul Vézina, mais Lavoie était le seul franc-tireur à la tête d’une petite boîte de production avec caméras, tables de montage et autres équipements qui, bon an mal an, sortait un nouveau film. Implanté à Québec, puis, à compter du milieu des années 60, à Tewkesbury, dans les Basses Laurentides, où il installe famille et studio, Lavoie invente son cinéma, loin de Montréal et de l’ONF. Son héritage familial y est évidemment pour quelque chose : fils d’Herménégilde Lavoie, fonctionnaire à l’Office du Tourisme du Québec et lui-même réalisateur d’une soixantaine de films, Richard découvrira sa vocation en voyant son père filmer avec sa Kodak 16mm. Herménégilde, vision d’un pionnier du cinéma québécois (1976), le beau film qu’il a consacré à son père trois ans après sa mort, atteste éloquemment de cet héritage – c’est d’ailleurs l’un des 27 films rassemblés dans l’imposant coffret Richard Lavoie ses films, son regard, récemment lancé par Les Films du 3 mars.

27 films, surtout documentaires, mais aussi de fiction, c’est déjà une filmographie; ce n’est pourtant qu’une partie de celle de Richard Lavoie qui a signé une centaine de films entre 1958 et aujourd’hui. Quand en 1994, l’Association québécoise des critiques de cinéma décerne son prix annuel à Rang 5, c’est l’occasion pour beaucoup de cinéphiles de découvrir un cinéaste qui, loin des modes, ne les avait pas attendus pour construire une filmographie; c’est ce que vient rappeler à nouveau le précieux coffret de 6 DVD (plus un cd de « documents complémentaires ») qui nous est proposé aujourd’hui.

Évitant l’ordre chronologique qui aurait sans doute pu rebuter les bonnes âmes, le coffret se construit autour de 5 thèmes (Le pays, L’enfance, Art et architecture, La francophonie, La mer) qui sont autant de points d’ancrage du travail de Lavoie. Un premier DVD est consacré aux Lavoie, père et fils, et inclut leur coréalisation, Rencontres dans l’invisible, un film scientifique qui marque les véritables débuts de Richard comme réalisateur – avec, en prime, sa voix qui lit le commentaire! Libre au spectateur de  sauter d’un thème à un autre, si le cœur lui en dit, voire de rétablir la chronologie pour suivre l’évolution du cinéaste : la répartition proposée n’est pas rigide et se construire une soirée en regardant à la suite Voyage en Bretagne intérieure (1978) et Le temps des Madelinots (2005) constituerait en soi un formidable programme double!

Richard Lavoie est un artisan, dans le sens le plus noble du terme : caméraman et monteur, il est toujours au cœur de la fabrication de ses films et institue une complicité évidente avec les gens qu’il filme. Les personnages des films, qu’ils soient Gaspésiens, Inuits ou Bretons, semblent toujours le connaître, être des familiers du réalisateur : ils sont « à l’aise » devant la caméra, se livrent volontiers. Ce cinéma de proximité est pour beaucoup dans la réussite incontestée de Rang 5 dont les portraits de famille chaleureux nous permettent de mieux comprendre les enjeux de l’agriculture au moment de l’arrivée des accords du GAT. Même constat pour le récent et très réussi Quai blues (2011) où la disparition d’un véritable mode de vie lié aux quais de villages est appréhendée à travers les propos des pêcheurs et autres badauds que le cinéaste croise dans son long périple sur les rives Nord et Sud du St-Laurent. Cette complicité piège d’ailleurs magnifiquement le cinéaste quand il filme les joyeux Katak et Kuktuk (Katak et Kuktuk chantent et se racontent – 1971), deux vieux Inuits de Fort-Chimo qui, ayant compris le projet du cinéaste d’enregistrer un document ethnographique en remettent et inventent pour bien remplir leur contrat – « On m’a demandé de chanter, je chante » dit Katak à sa compagne, dans sa langue que ne comprend pas le cinéaste. Ce grand moment d’humour ethnographique avait fait la joie de Jean Rouch quand il le découvrit à la Cinémathèque à l’occasion des Rencontres sur le cinéma ethnographique de mai 1982.

L’un des nombreux mérites du coffret est de nous permettre de redécouvrir Noel à l’Île aux Grues (1964), film prophétique en ce qu’il tente avec des moyens de fortune de réussir ce que les cinéastes de l’équipe française de l’ONF expérimentaient à la même époque. Contemporain de Pour la suite du monde, le film de Lavoie raconte la traversée du St-Laurent, la nuit du 24 décembre, d’un petit groupe d’hommes décidés à aller retrouver leurs familles pour la messe de minuit. Cette folle équipée est racontée en voix off par les protagonistes eux-mêmes, le son direct faisant soudainement une miraculeuse apparition à la fin du film dans une conversation entre deux vieux. Ce film étonnant, malgré son montage parfois approximatif, est un classique de notre cinématographie et devrait être rapidement ajouté au livre de Marcel Jean…

Richard Lavoie, dans son attitude spontanée, comme dans sa façon même de filmer, est un documentariste et ses essais dans le domaine de la fiction, essentiellement inscrits dans la perspective d’un cinéma pour enfants, aussi attachants soient-ils, rencontrent des limites que jamais on ne sent dans ses documentaires. Il est pourtant bon d’avoir inclus certains de ces essais dans le coffret, autre façon de montrer la diversité de production de ce cinéaste hors du commun.

Richard Lavoie fait des films depuis plus de 60 ans, toutes sortes de films : films de commande (notamment pour l’Office du film du Québec), films pour la télévision (deux épisodes de la série Légendes du monde), films sur l’art (Charles Daudelin, des mains et des mots – 1998, Albertine l’éternelle jeunesse – 1980), films pour enfants et films inqualifiables, comme ce joyeux Pourquoi c’est faire? de 1968 (au générique duquel on retrouve les noms de Jean-Claude Labrecque et Pierre Mignot) qui décrit la construction en un weekend d’une structure en bois sur une colline de Tewskesbury. Ce précieux coffret est l’occasion de redécouvrir Richard Lavoie.

 

P.S. Petit bémol : la brochure d’accompagnement (100 pages, avec photos) qui s’ouvre avec un beau texte de Lavoie sur son enfance et ses débuts dans le métier, devient malheureusement vite chaotique dans les parties Bio-filmo, Filmographie et Dossier de presse qui mériteraient d’être revues et davantage ordonnées dans une prochaine édition.

 

 

 


11 janvier 2015