Pour Ida Lupino
par Robert Lévesque
L’autre soir à la télé, vers les onze heures vingt deux, Ida Lupino m’est apparue. Pour être franc, je ne l’ai pas reconnue tout de suite, mais mon attention se trouva accaparée par cette comédienne qui venait d’entrer dans le plan d’ensemble (en traversant le living-room d’une grande maison californienne), cette veuve bien chic qui recevait le lieutenant Columbo… Mon doigt mis illico sur la touche info de la zapette et parbleu, c’était Ida Lupino ! Ida Lupino (je vérifiai vite tout ça) en 1971 dans le sixième épisode de la première saison de Columbo, elle avait donc 53 ans, la belle Ida. Elle en faisait plus, pensai-je…
Quand voit-on Ida Lupino à la télé (la partenaire de Bogart dans High Sierra) ? C’est tout de même rare, malgré sa soixantaine de films (de 1931 à 1978, dont trois bons Raoul Walsh des années quarante, un rare Nicholas Ray, On Dangerous Ground, un Fritz Lang de 1956, While the City Sleeps), mais ce qui serait rarissime (me disais-je), ce serait de voir un film, non pas avec elle, mais d’elle, et rarissime plus encore, un film d’elle avec elle puisqu’il n’en existe qu’un, The Bigamist, qu’elle tourna en 1953 avec Joan Fontaine et Edmond O’Brien. Écrite par une femme, une histoire de double vie que s’organise un homme…
Issue d’une lignée d’artistes qui remontait à l’Italie du XVIIème siècle italien, née à Londres en 1918, Ida Lupino (naguère, dans les années soixante, elle avait ses fans finis dont les fameux « mac-mahoniens », cette bande de cinéphiles parisiens qui, au cinéma Mac-Mahon, près de la place de l’Étoile, vouaient des cultes à leur carré d’as – Losey, Lang, Preminger, Walsh – et snobaient les godelureaux de la Nouvelle vague comme les vitelloni de Fellini) était une fichue de belle comédienne, mais une comédienne de caractère (elle se disait « la Bette Davis des pauvres ») qui, s’ennuyant à jouer et rejouer les femmes fatales ou malheureuses, décida à la fin des années quarante de monter une société de production indépendante, The Filmmakers, et de réaliser elle-même des films. Elle en fera six, de 1949 à 1966, dont Outrage en 1950, avec Mala Powers et Robert Clarke, où, pour la première fois de l’histoire du cinéma, une femme écrivait, dirigeait et signait un film sur la lente cicatrisation d’une blessure profonde, le viol d’une jeune fille douce…
Je me souviens que Michel Euvrard, avec qui j’aimais causer cinéma lorsqu’il habitait Montréal et qui, à ma demande, signa dans Le Devoir des papiers ne ressemblant à aucun autre (salut cher Michel, rare plume sensible des rangs de la critique d’ici dont hélas on est maintenant privé), tenait Ida Lupino pour une très grande réalisatrice, et en particulier il disait que The Hitch-Hiker (Le voyage de la peur) qu’elle signa en 1953 était l’un des meilleurs films noirs américains, de la classe des grands thrillers : routes désertiques, un tueur auto-stoppeur, Ida Lupino avait écrit ce film à partir d’une histoire réelle et c’est Edmond O’Brien qui jouait l’assassin. C’était le premier film noir réalisé par une femme.
Son dernier film d’importance en tant qu’actrice fut Junior Bonner de Sam Peckinpah en 1972, l’année après son apparition en veuve d’assassiné dans cet épisode de Columbo que je regardais l’autre soir à la télé et dont le titre était Short Fuse, traduit en français par Accident. On peut penser que Peter Falk n’était pas insensible à la présence sur le plateau de celle qui, en 1935, dans Peter Ibbetson d’Henry Hathaway, ce film qu’André Breton qualifiait de « prodigieux » dans son récit L’Amour fou, sortit de l’ombre pour la première fois, après 13 films pour lesquels elle n’était pas toujours au générique…
À défaut de voir ses films à la télévision, on peut écouter la très belle pièce pianistique que Carla Bley composa pour elle, Ida Lupino, en 1964 quand commençait son déclin qui la mena à recevoir le lieutenant Columbo… si mal fagoté… mais qui allait deviner qui avait tué son mari…
22 août 2013