Je m'abonne
Chroniques

Pour Mireille Balin

par Robert Lévesque

Le dossier de presse du film Victor Young Perez me le rappelait, l’actrice Mireille Balin a été la maîtresse de ce boxeur tunisien, champion du monde des poids plume au début des années 30 qui fut déporté à Auschwitz en 1943 après avoir (selon ce film de Jacques Ouaniche) cogné un officier allemand de la Wehrmacht dans un cabaret parisien où le militaire accompagnait la star de Pépé le Moko et de Gueule d’amour. Comme il était Juif, ce petit boxeur cocufié par un occupant, ça tombait bien pour l’entreprise nazie… Un de plus à faire monter à bord d’un wagon à bestiaux avec en prime une possibilité d’attraction sportive au camp… (scène qui ouvre et ferme le film, et qui en est le cœur).

Je ne suis pas amateur de boxe, mais j’aime les films sur la boxe (Raging Bull de Scorsese et Fat City de Huston étant des sommets du genre), ce sont généralement des films émouvants (sauf les simplistes Rocky) qui finissent dans le drame, déchéance, détresse, alcoolisme et obésité. Ce qui m’attira au Beaubien l’autre jour, où nous étions trois dans la salle, deux femmes seules et moi, ce n’était pas tant la boxe qu’une personnification de la Balin. La Balin de Gabin. En deux ans, 1936 et 1937, ces deux-là avaient dans l’entre-deux-guerres fait chavirer le cœur des cinéphiles, grâce à Duvivier et Grémillon ; Gabin en dangereux bandit ou en beau militaire et Mireille Balin belle comme un orage d’été ; plus vamp que star, plus attirante (vampire) que rayonnante (étoile).

Je savais que je serais déçu ; l’actrice qui l’incarne dans ce film est belle, certes, c’est Isabella Orsini, elle a épousé en 2009 un prince (Rodolphe de Ligne de La Trémoille) et on n’entendra probablement plus jamais parler d’elle. Le film est un biopic ordinaire, quoique les combats soient bien filmés et montés. En fait, j’allais au Beaubien par devoir de mémoire envers cette actrice oubliée au destin si tragique, cette actrice ravagée par la guerre qui passa des écrans à l’assistance publique avant d’éviter de justesse la fosse commune.

Alors qu’on a tout pardonné aux Arletty et Danielle Darrieux, plus compromises qu’elle dans les salons allemands du Paris de l’Occupation, mais épargnées au prix d’un jeu de mots et d’un sourire par les agents de l’Épuration, Mireille Balin fut, elle, emprisonnée, violée, interdite de travail et jetée à la rue. Pourquoi ? Elle avait un amant dans la Wehrmacht, certes (comme Arletty), l’officier viennois Birl Desbok qu’elle aimait, et leur projet était de fuir en Italie. Fuir la situation. Arrêtés à la frontière, lui fut éliminé par les siens d’une balle dans la tête, et elle fut battue au sang, tondue, incarcérée à Nice puis à Fresnes. On la libéra en 1945 mais elle était défaite, cassée. Le milieu du cinéma lui tourna le dos. On achève bien les vamps. On préfère les minois du genre de Danielle Darrieux.

En 1942, après la rafle du Vel’d’Hiv, Danielle Darrieux, avec Viviane Romance, Suzy Delair et quelques acteurs français, fit partie d’une « tournée d’amitié » en Allemagne organisée par l’orchestrateur de la collaboration franco-allemande, l’ambassadeur Otto Abetz. Lisons ce que, au retour de ce voyage, le journal collabo La Semaine écrivait le 9 avril 1942 : « Sur une terrasse des Champs Élysées, ils ont confié à leurs amis leurs impressions de voyage. Impressions excellentes. Accueil admirable à Berlin, à Munich et à Vienne. Découverte d’une organisation cinématographique beaucoup plus perfectionnée que celle d’Hollywood, que la publicité d’outre-Atlantique prétendait sans rivale ».

Danielle Darrieux a pu continuer sa carrière sans problèmes, multipliant les films jusqu’à aujourd’hui. Elle a maintenant 97 ans. On peut déjà prévoir que ses funérailles seront d’une élégance toute parisienne… Mireille Balin, elle, a vécu de 1945 à 1957 dans le sud de la France comme une pauvresse, abandonnée de tous, puis elle revint à Paris en 1957 car, pour éviter de faire la manche, elle pouvait s’inscrire à une association d’entraide des gens du spectacle, « La roue tourne », qu’on venait de fonder cette année-là. Une organisation qui lui assura un minimum de soutien, un meublé, et qui, à sa mort en 1968, à 58 ans, lui évita ce que l’on appelle « le carré des indigents » au cimetière de Saint-Ouen.

Sa dépouille partage le caveau dans lequel, mort dans la misère lui aussi, celle de Jean Tissier repose. Ils n’avaient jamais joué ensemble.

Du milieu du cinéma, seul Jean Delannoy assista à sa mise en terre.

 


16 octobre 2014