Profession Depardon
par Robert Lévesque
Raymond Depardon qui filme un candidat en campagne électorale, en l’occurrence celle de Giscard d’Estaing à la présidentielle de 1974, c’est autre chose que Jean-Claude Labrecque suivant Bernard Landry lors des provinciales de 2003… D’abord le sujet se rebiffe : Giscard trouvant le film violent, il en avait interdit la sortie durant son septennat ; et ce n’est qu’en février 2002 que le documentaire sera diffusé, le titre passant de 50.81% (le score du président au second tour) à 1974, une partie de campagne.
Dans le recueil qu’il publia en 1979, Notes, Depardon revient sur cette commande qu’il avait accepté en refusant d’être payé (seul son ingénieur du son l’était) : « La grande question que se posent certains, c’est de savoir si Giscard apparaît sympathique ou pas dans le film. Or, ça, le film ne le dit pas. C’est celui qui regarde qui tranche. Chacun est conforté dans ses convictions. Filmer quelqu’un, c’est à la fois le rendre sympathique et le détruire ».
Dans À hauteur d’homme, Labrecque ne faisait-il pas le contraire : rendant Landry antipathique (en ne l’approchant pas vraiment), il le servait platoniquement (le titre déjà puait la complaisance, la partisanerie muette, ce problème de fond des Québécois qui votèrent « oui » deux fois) ? La différence entre Depardon et Labrecque (outre que le premier est un grand photographe et un cinéaste accompli et le second un bon directeur photo et un faiseur de biopics) est dans le regard : l’intelligence du regard. Un regard personnel. Celui du signataire de Journal de France (dernière projection 8 mars à la salle Parallèle) et des trois Profils paysans (que l’on verra sur TFO le 9, le 16 et le 23 mars, à 22 heures) est perçant, il tend vers l’envers du décor, c’est un regard qui se refuse à la contemplation pour traquer le moment inutile et l’image intermédiaire, fussent-ils apparemment dénués d’intérêt. Depardon crée ainsi une durée nouvelle (comme Denis Côté dans Carcasses, Curling et Bestiaire), le revers de médaille. D’où Giscard se voyant percé à jour.
Celui de Labrecque est un regard qui se contente du décor, son endroit sans envers (dans Infiniment Québec, pourtant sa ville, ce n’est que de la carte postale), derrière Landry, il suivait son sujet avec de l’indifférence plus que de l’objectivité, et le louvoiement de quelqu’un qui prend des détours sans avoir une destination précise. Un regard non informatif. Paresse intellectuelle. Ainsi, supposément montré à hauteur d’homme, Landry est en surface de niveau. Tout nous dit que Labrecque filme Landry puisqu’il le faut, car l’adversaire Charest est le détesté. Mais rien n’est franc. Rien de Landry n’est rendu sympathique ou détruit. Tout est jetable. Que des chutes. Personnellement, je ne retiens d’À hauteur d’homme que la scène furtive où, la défaite connue, Pauline Marois lance : « on sera assez nombreux pour brasser de la marde »…
Depardon (né en 1942) aura été un contemporain capital, comme on le disait de Gide. Son cinéma raconte le monde comme il le vit, comme il le court. En 1960, à 18 ans, il était au Sahara avec sa caméra (gamin, il apprenait à faire de la photo dans la ferme de ses parents), il alla ensuite en Algérie, il était à l’érection du Mur de Berlin, au Vietnam, plus tard en Afghanistan, mais aussi il photographie les stars, puis il sera à Prague en 68 pour réaliser son premier court métrage sur l’étudiant Jan Palach qui s’est immolé, son film débute sur une foule observant une minute de silence bien comptée; il fait le Tchad puis Giscard, et peu à peu le cinéma va le gagner, le photographe (qui fonde l’agence Gamma avec Gilles Caron, disparu au Cambodge en 1970) va devenir un cinéaste à part entière. Photographe ET cinéaste. Serge Daney disait qu’il était « l’homme d’un miracle » qui réussit le passage de la photo au cinéma. Un cinéma qui informe (la fabrication du journal Le Matin avec Numéros zéros, la routine d’un commissariat de police dans Faits divers, le quotidien d’une aile psychiatrique dans Urgences, la vie d’un otage – Françoise Claustre au Tibesti -, la routine d’une ferme en Lozère). Un cinéma qui est celui d’un regard personnel. Michel Guerrin, chroniqueur au Monde, écrit que « la seule façon de raconter le monde est de le faire en se racontant soi-même ». Soi-même, pas son nombril, son regard. Son regard à lui. Depardon. Profession Depardon.
Ne manquez pas sa trilogie Profils paysans où il revient au monde rural qui fut le sien, les paysans, ses frères humains, les vieux qui peinent à s’inventer un restant d’avenir, les jeunes qui affrontent l’ingrate vie d’agriculteurs au vingt-et-unième siècle, le temps qui passe en pays de moyenne montagne, le train quotidien, les animaux malades, la lecture du journal régional, la télévision ouverte sur le silence, les vieux lits, le gros temps, matière sensible et tragique de cette magistrale trilogie, L’Approche, Le Quotidien et ce chef-d’oeuvre qu’est La Vie moderne, prix Delluc, le film le plus fort, le plus émouvant, le plus franc, que j’ai pu voir ces dernières années.
(P.-s. : à lire, Les derniers Indiens de Marie-Hélène Lafon (Folio no. 4945), une littérature parente du cinéma de Depardon).
La bande-annonce de La vie moderne
7 mars 2013