Chroniques

Programme double

par Robert Lévesque

Il y a quarante-et-un an qu’elle est morte, Anna Magnani, et Rome lui rendait hommage l’an dernier ; je ne sais pas pour vous, mais pour moi, cette bête de race demeure aussi intense qu’intacte dans ma mémoire de cinéphile. La Magnani. Comme on dit la Callas. Comme on disait la Duse. Ou la Malibran. Magnani fut la seule actrice qui nous a fait ses adieux à l’écran, non pas dans un dernier rôle, mais en tant qu’elle-même lorsque Fellini, tournant Roma en 1971, son grand-œuvre Fellini Roma, après avoir  tenté en vain de l’intégrer à son film pour qu’elle dise quelque chose sur sa chère ville, et peut-être sur les chats errants qu’elle nourrissait, l’attrapa au vol alors qu’elle rentrait chez elle un soir piazza del Gesù, au palazzo Altieri, le visage pris dans un foulard noir et, dans le seul éclairage des lampadaires, elle se retournait vers lui et lui disait : « A Federi, ma va a dormi, va… »…

Elle conseillait à Fellini d’aller dormir, puis elle refermait sa porte et c’était la dernière fois qu’elle apparaissait à l’écran, elle, Anna Magnani, la plus grande actrice italienne du vingtième siècle. Un cancer du pancréas eut raison d’elle en 1973, alors qu’un autre maître, le fameux Rossellini, était revenu à ses côtés pour la veiller, Rossellini qui avait été son amant autant que son traître (son homme battu, disait-il, qui avoua se cacher sous les lits pour éviter ses coups), son complice élu et son ennemi juré, celui qui l’avait lancée dans Rome, ville ouverte en 1945, et qui l’avait laissée en déguerpissant une nuit pour aller, non pas s’acheter des clopes, mais rejoindre en secret aux États-Unis une star qui soudain le réclamait, qui lui avait écrit une lettre pour lui quêter humblement un rôle, la seconde Suédoise d’Hollywood, madame Ingrid Bergman.

L’affaire est célèbre, et non oubliée, c’est celle du trio sensationnel qui excita au plus haut point les échotières Louella Parsons et Hedda Hopper, puis (tout juste passée l’affaire un peu semblable, mais royale, d’Édouard VIII l’abdiquant avec Wallis Simpson la divorcée) occupa en 1949 et durant deux décennies la presse people mondiale (on ne disait pas encore pipeule ou pipole). Le trio Magnani-Rossellini-Bergman. Un chapitre épique de la petite histoire du septième art. Un critique de cinéma français, qui boulotte au magazine Le Point, vient de fignoler un roman avec ce mélodrame chic et choc, cinématographique et amoureux, qui fit tant scandale à cause de ses ingrédients alors éminemment sulfureux : adultère, abandon d’enfant, divorces à l’arraché, affront aux commandements de l’Église, mariage in abstentia au Mexique de Roberto et Ingrid, puis séparations fatales et rivalités tenaces. Sans que jamais ces deux stars filantes ne se croisent.

La particularité la plus intéressante de ce roman autrement un peu trop savonneux de la plume et plus rose que rosse de François-Guillaume Lorrain, L’année des volcans paru chez Flammarion, c’est que l’intrigue se concentre en effet exclusivement autour de cette incroyable affaire des volcans. Des volcans ? Magnani en était un, certes. Rossellini aussi, ex-faiseur de films de propagande fasciste qui joua au tennis avec Mussolini et qui signa le premier film antifasciste d’après-guerre. Deux caractères explosifs, certes. Mais Ingrid Bergman ? Une soie suédoise…, pour ne pas dire une oie nordique ?

L’affaire des volcans, ce sera l’affaire de deux films frères et ennemis, le Stromboli de Rossellini et le Vulcano de William Dieterle, deux crus de l’année 1949. Un cas unique de rivalité cinématographique concomitante et directe. Deux films qui se tourneront en même temps (Dieterle, un expert expéditif, le mettra en boîte en 60 jours, Rossellini, un maître éparpillé, prendra 89 jours) dans deux des îles éoliennes que séparent 40 kilomètres de mer au nord de la Sicile.

C’était du Magnani tout craché que cette affaire-là ! Sachant que son amant envolé vers Hollywood avait signé avec Howard Hughes (Zelnick n’avait rien voulu savoir de ce macaroni) un contrat pour avoir bien en mains la Bergman (alors star des stars des grands studios, mais en léger déclin et surtout en soif de renouveau artistique, d’où sa lettre) et la propulser au générique de son idée de film (Rossellini n’avait jamais de script ou de scénario défini) mettant en scène une Lettone échappée des camps qui épouse un jeune pêcheur italien qui va l’emmener sur son île de Stromboli, la Magnani fit alors jouer quelques contacts (Visconti himself joua des coudes) pour qu’on lui serve un scénario al dente, un film pareil, enfin presque (une prostituée expulsée de Naples revient sur son île de Vulcano), quitte à tourner avec un inconnu, et ce fut William Dieterle, un Allemand d’Hollywood qui venait de faire coup sur coup La vie d’Émile Zola avec Paul Muni pour la RKO et pour la Warner un Quasimodo, avec Charles Laughton, tout de même…

Les deux films, qui furent deux échecs commerciaux, se terminaient évidemment par une éruption des dits volcans. D’un volcan à l’autre. Dans Stromboli, sous-titré terra di dio, la Lettone de Bergman en réchappait et découvrait la foi. Dans Vulcano, la prostituée d’Anna Magnani était emportée dans la mort par une coulée de lave.

Je serais programmateur, je vous ferais une petite sauterie de cinémathèque avec ce programme double…


13 mars 2014