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Chroniques

Quand c’était Depardieu

par Robert Lévesque

Sa route fut longue de Châteauroux à Moscou et elle ne semble pas près de se terminer, la spectaculaire trajectoire de Gérard Depardieu. C’est (parlons business) le rendement français le plus exceptionnel au box-office (près de 220 millions d’entrées en quatre décennies, mais coiffé au poteau par le grimacier De Funès), c’est (parlons métier) la plus éclatée des carrières qui mena ce fils de tôlier des salles de boxe clandestines aux plus prestigieux plateaux de cinéma, c’est (parlons politique et commerce) la plus éhontée des danses quand on réalise que ce type est passé sans vergogne des bras socialistes de Mitterrand à ceux populistes de Sarko puis à ceux apparemment puristes des Verts pour retomber encore dans ceux bling bling de Sarko (il est au  meeting de Villepinte en 2012), puis pour le moment dans ceux de l’homme fort du Kremlin, Vladimir Poutine, valsant au gré de ses humeurs éthylo-vagabondes et surtout de ses intérêts financiers dans le commerce du vin, des voitures, de la restauration, du tourisme, de la publicité et du pétrole cubain…

Le garçon brut de décoffrage et joli et filiforme découvert en 1974 avec Dewaere et Miou-Miou dans Les Valseuses fait maintenant valser les bourses (si je puis dire…) et bander les producteurs, jouant formidablement tout et son contraire, tout le temps, intimiste ou explosif, intellectuel ou crapule, atypique ou du cru, obèse et incontournable, fier maître d’hôtel dans Vatel, veule retour d’Indo dans Michou d’Auber, récitant des textes de Saint-Augustin dans les églises, aussi crédible dans Le Camion avec Duras qu’en Obélix dans le village gaulois, aussi vrai en ennemi public no. 1 d’Inspecteur la bavure qu’en joueur de viole de gambe dans Tous les matins du monde. Et comment oublier son unique et magistral Tartuffe, noir et au comique évacué, de 1984 qu’il réalisa en respectant la géniale mise en scène que Jacques Lassalle signait l’année précédente au Théâtre national de Strasbourg, avec François Périer en Orgon et sa femme Élizabeth dans le rôle d’Elmire.

La joute est largement jouée, l’affaire est entendue : Depardieu (quoiqu’il en soit de ses frasques éthyliques, politicardes, fanfaronnes et moribondes, imbéciles, de ses refus répétés de se présenter en cour pour conduite en état d’ivresse) est désormais assuré 1- de mourir plein aux as et 2- de passer à l’histoire des grands acteurs de cinéma de l’Hexagone avec, au rayon monstres, Harry Baur, Raimu,  Gabin, Michel Simon, et dans une moindre mesure Fernandel, Louis de Funès, Vanel et Bebel, et les jolis cœurs Gérard Philipe et Jean Marais, tous cabots à pedigree.

Maintenant citoyen russe après un épisode belge, ami de la Tchétchénie de Ramzan Kadyrov, ambassadeur de Mordovie au FIFA pour le Mondial de foot 2018, doté de maisons offertes par les hommes forts de différentes dictatures baltes, ami d’hommes d’affaires véreux (comme Rafik Khalifa qui doit sa fortune à la complicité de généraux algériens), en exil fiscal de son pays, Depardieu n’a plus rien à son épreuve et l’épouvantail est toujours bankable. Il a aisément dépassé les bornes de la décence, autant artistiquement en ayant l’outrecuidance d’accepter de jouer Boudu dans un remake minable du film de Renoir et en se mesurant pitoyablement au souvenir mythique de la performance de Michel Simon, que politiquement en célébrant effrontément le sens démocratique du président dictatorial de la Russie. Ce retour du loubard prolétaire dans la défroque du sexagénaire millionnaire désarçonne. Et le gars pisse sur la moquette des avions…

Cependant, Depardieu étant un acteur hors du commun, il lui arrive (autant que d’être caricatural en Raspoutine) d’être touchant à l’os dans un rôle de paumé, le jouant à demi-tarif dans un film ordinaire, d’être absolument juste dans un personnage à qui il va tout donner, généreusement, sans orgueil, sans pudeur, sans calcul. Comme ça. Ce fut le cas en 2006 dans Quand j’étais chanteur, un film de Xavier Giannoli (au scénario et à la réalisation), qui restera dans le lot de ses contrats successifs comme celui où (passés les Pialat d’antan) il nous amène au plus près du vrai pote Depardieu, celui du cœur simple, du vieux gamin sensible qui n’apprendra jamais à grandir correctement. Voyez-le à l’œuvre dans ce film (à Télé Québec, 6 décembre, 23h30) où, dans la peau d’Alain Moreau, fin de la cinquantaine et prenant de la brioche, il végète en crooner à Clermont-Ferrand sans trop d’ambition, à la date de péremption dépassée côté séduction, où il s’accommode à la que veux-tu de son boulot ringard et à la fois très dur, celui de chanteur populaire de bals du samedi soir ou de patronage, de banquets et d’anniversaires, de fins de congrès et de mariages arrosés où les beaufs ne manquent pas….

Son répertoire accroché à son costard élimé va de Pour un flirt de Michel Delpech à Save the Last Dance de Mort Shuman en passant par Vous les femmes de Julio Iglesias et là, franchement, Depardieu (c’est lui qui chante et parfaitement dans le genre) est absolument et parfaitement cet Alain Moreau clermontois tout en restant le Depardieu, mais un Depardieu qui se glisse dans le personnage avec la lucidité, la bonté, le désespoir qui sont ceux du personnage. C’est prodigieux. Il ne faut pas vous en dire plus si vous n’avez pas vu ce film… Ce n’est pas un chef-d’œuvre du cinéma, c’est un simple et grand exploit d’acteur. Sobre et bouleversant. Quand il crèvera, le molosse, il faudra qu’on nous le montre en Alain Moreau poussant ses vieux tubes de Delpech autant qu’en Toussaint Maheu remontant de son sale trou du Voreux. Quand c’était Depardieu…

 

La bande-annonce de Quand j’étais chanteur


5 décembre 2013