Quand Pier Paolo et Bernardo étaient voisins, et complices…
par Robert Lévesque
Bernardo Bertolucci n’a pas, comme Bresson, écrit des notes sur le cinématographe, il n’a pas non plus, comme Chaplin, publié ses mémoires (il s’en va tout de même vers ses 75 berges), ni, comme Visconti ou Rohmer, tâté du roman, mais on peut trouver depuis quelques jours en librairie un livre de Bertolucci, Mon obsession magnifique, paru au Seuil, la traduction d’un ouvrage sorti des presses milanaises en 2010, La mia magnifica ossessione…
Avec ce titre, on pense tout de suite, avant même d’ouvrir le bouquin, au film de Douglas Sirk, Magnificent Obsession, le superbe remake réalisé en 1954 du médiocre mélodrame d’un cinéaste oublié, John M. Stahl. Un titre est un titre est un titre… Celui-là est évidemment bon, on se dit que le cinéaste de Prima della rivoluzione (quelle merveille ! quel souvenir encore ému j’en garde ! la caméra tournant autour du garçon à bicyclette !), celui de La strategia del ragno et du bouleversant Dernier tango à Paris, est en effet un obsédé de cinéma, de la pellicule, mais Bertolucci, humblement, nous indique d’entrée de jeu, dans une courte préface, que Mon obsession magnifique n’était pas son titre, qu’il avait proposé en vain Le livre que j’ignorais avoir écrit, et c’est très juste car il ne s’agit pas vraiment d’un livre, ni d’un livre de Bertolucci, c’est simplement la réunion en désordre des écrits, souvenirs et interventions qu’il a publiés ici et là dans la presse italienne. Une trop généreuse ou aveugle réunion car bien des textes auraient pu être laissés de coté. Et de plus Bertolucci avoue ne pas y retrouver l’un de ses meilleurs textes, celui qu’il écrivit pour secourir et célébrer Voyage au bout de l’enfer de Cimino.
Le cinéaste de 1900 avoue aussi qu’il avait oublié tout cela, écrit-il, et que seuls 13 ou 14 textes d’après lui avaient une certaine importance et méritaient de ressortir. Dans ce bouquin, il y en a 33, plus six interviews avec redites. Fabio Francione et Piero Spila, qui ont fabriqué ce livre avec leur idée fixe quant au titre, inébranlables, ont donc voulu tout publier, livrer leur Bertolucci exhaustif, même les miettes. Cependant, s’il y a déception d’ordre éditorial, ce recueil de textes contient quelques richesses, des aperçus furtifs de son enfance dorée, dans la campagne près de Parme, à Baccanelli, le père poète et critique de cinéma et de jazz à la Gazetta di Parma, la mère professeur de lettres, sa vieille nounou, quelque chose de bergmanien du sud, le déménagement à Rome lorsqu’il a 12 ans, ses cinémas de quartier tenus par des curés (le Del Vascello, le San Pancrazio), son abandon de la poésie dès qu’il aura une caméra en mains… Évocations succinctes mais riches…
Il y a aussi cinq pages sur Pasolini, parues en 2001 à Milan dans un ouvrage de Walter Siti et Franco Zabagli. À Rome, je l’ignorais, les Bertolucci habitaient un immeuble dans lequel Pasolini, en 1959, va venir se loger avec sa mère Susanna. Les Pasolini au premier, les Bertolucci au cinquième. Cet immeuble de la via Carini a-t-il aujourd’hui ses plaques commémoratives ? Bertolucci avait 17 ans lorsqu’il croisa Pasolini dans les escaliers. Pasolini, qui a 37 ans, l’impressionne grandement, lunettes et cravate noires, une mèche lui donnant un air de voyou, le costume sombre des dimanches, et il est poète. Bertolucci écrit : « Je recommençai à écrire des poésies pour pouvoir frapper à la porte de Pier Paolo et les lui faire lire. À peine en avais-je écrit une que je dévalais les escaliers la feuille à la main. Il était extrêmement rapide dans sa lecture et son jugement. Le tout ne durait pas plus de cinq minutes ». Il en sortira « un petit tas de poèmes » et Pasolini l’aidera à les publier en 1962 (il aura le prix Viareggio à 20 ans). Plus encore, Pasolini qui est alors en voie de se lancer dans le cinéma, qui va réaliser Accatone, engage son jeune voisin Bertolucci comme assistant alors que celui-ci n’a tourné en amateur qu’un court métrage avec sa première caméra, La commare secca (La camarde).
Tous les deux, novices en cinéma, s’apprivoisent. Lisons ce passage du texte de Bertolucci : « Sa référence n’était pas le cinéma, qu’il connaissait peu, mais les primitifs siennois et les retables. Il plantait la caméra devant les visages, les corps, les baraques, les chiens errants dans la lumière d’un soleil qui me paraissait malade et qui lui rappelait les fonds d’or. Chaque plan était construit frontalement et finissait par devenir un petit tabernacle de la gloire du sous-prolétariat. Et pourtant, jour après jour, en tournant son premier film, Pasolini se retrouva à inventer le cinéma, avec la fureur et le naturel de qui, trouvant entre ses mains un nouveau moyen d’expression, ne peut s’empêcher de vouloir le maîtriser totalement, en annuler l’histoire, lui donner de nouvelles origines, en boire l’essence même comme dans un sacrifice. Moi, j’étais son témoin ».
Son boulot, pendant le tournage d’Accatone dans la banlieue miséreuse de Rome, était de voir à ce que les acteurs qui n’en étaient pas sachent leurs textes, leurs dialogues par cœur. Ils étaient presque tous des proxénètes de ces bas-fonds, des papponi, et Bertolucci raconte qu’il devint vite leur confident. La nuit, certains (les cœurs les plus tendres, écrit-il) montraient de l’inquiétude quand le tournage se prolongeait car ils voulaient rentrer avant la fin de la nuit pour préparer les pâtes et la sauce tomate qu’ils serviraient à leurs prostituées, les gagne-pains qui rentraient du boulot nocturne… Il les laissait donc s’éloigner du plateau en cachette. Il écrit : « sans que personne s’en rende compte. À part Pier Paolo, qui voyait tout et approuvait mes sentiments de compassion ».
Ainsi donc les filles, fourbues, rentrant à l’aube, trouvaient les pâtes fumantes… et les papponi (les figurants d’Accatone) ne craignaient plus d’être dénoncés par elles… et retournaient le lendemain faire du cinéma, offrir leurs visages…
29 janvier 2015