Chroniques

Qui tue qui?

par Robert Lévesque

Au lit avec sa femme Véra, Clouzot avait lu en une nuit le premier roman que Pierre Boileau et Thomas Narcejac avaient écrit ensemble; ce duo d’auteurs était alors inconnu. À neuf heures du matin, le cinéaste achetait les droits de Celle qui n’était plus car, au-delà de l’histoire classique d’un meurtre prémédité par deux personnes, il y avait « un truc ». Quel truc ? Idéalement, il ne fallait pas le savoir. Clouzot regretta d’avoir fait lire la fin du scénario de (ce qui devenait) Les Diaboliques à Simone Signoret, l’une des trois protagonistes. Quand le film sortit en 1954, il était suivi à l’écran d’un conseil aux spectateurs : « Ne soyez pas diaboliques ! Ne détruisez pas l’intérêt que pourraient prendre vos amis à ce film. Ne leur racontez pas ce que vous avez vu. Merci pour eux».

Valeur sûre  des cinémathèques, ce film aura bientôt soixante ans et bénis soient ceux qui, le voyant aujourd’hui (sur TFO le 14 janvier à 21 heures), ne connaitraient pas le truc. Je rêverais d’être ce type non averti qui ouvre sa télé et tombe là-dessus : un vieux film en noir et blanc, un pensionnat de garçons en province, un directeur colérique derrière son fume-cigarette, deux jolies institutrices (l’épouse et la maîtresse du grognon), des gosses dissipés, une piscine non nettoyée en automne ; mais qu’est-ce qui va se passer, voyons voir… et j’embarquerais, comme Clouzot quand il ouvrit ce roman une nuit de 1952 et ne découvrit le truc qu’au bon moment, avant la fin de l’histoire.

Clouzot, dans les fifties, avait besoin de réussir des films, il voguait sur un succès, Le Salaire de la peur (1953), et il en voulait un autre; il le lui fallait; cet homme bourru, à l’allure d’un bossu, avait (ô flétrissure) travaillé aux studios de Babelsberg de 1932 à 1934, apprenant son métier (supervisant les versions françaises d’opérettes filmées par Anatole Litvak entre autres) dans le pays du fascisme en marche. Il était revenu en France profil bas, se faisant parolier pour Lys Gauty, Marie Dubas, Marianne Oswald; une tuberculose en 1935 le cloua quatre ans au sana (lecture de Proust et digestion de polars). Pendant la guerre de 39-45, il se remit à faire du cinéma, entrant (ô turpitude) aux studios de la Continental (maison de production française créée par les Allemands, supervisée par Goebbels). À la Libération, on ne le lâcha pas ce louche H. G. Clouzot qui s’était compromis avec l’occupant; au terme d’un procès sommaire, une commission d’épuration le frappa d’interdiction d’exercer sa profession; alors que ses films tournés en 1942 et 1943 étaient tout de même L’assassin habite au 21 et Le corbeau, un grand film et un chef-d’oeuvre, deux classiques maintenant. Rien de reprochable artistiquement. Au contraire.

Pauvre Clouzot. Un grand cinéaste pris dans le mâchefer de la guerre, de l’Histoire. De surcroît, revenu en force une fois les esprits refroidis et l’interdiction levée en 1947, il allait une décennie plus tard être balayé sous le tapis par l’effet de la Nouvelle Vague (autre épuration, au nom d’une esthétique…). Clouzot l’angoisse, qui demeura un mal aimé, donna au cinéma de très grands films dont Les Diaboliques et son truc que je ne révèle pas… Le magistral Quai des orfèvres avec des pointures comme Dullin en vieillard vicieux et Jouvet en inspecteur soupçonneux, Le Mystère Picasso, meilleur film sur la sueur et la lueur d’un peintre au travail, Les Espions dont les godelureaux de la Nouvelle Vague se moquaient en répétant le mot féroce d’ Henri Jeanson : « Clouzot a fait Kafka dans sa culotte », et La Vérité où Bardot, en criminelle qui se suicide avant la fin de son procès, nous renversa (je parle pour ma génération, les sexa), la vamp de Vadim apparaissant soudain strictement habillée en pure tragédienne.

Il y a eu un mystère Clouzot, un cas, ce très grand cinéaste au cinéma aussi noir que ses lunettes et ses idées, aura malheureusement peu tourné (constamment en butte avec tout le monde, producteurs et bien-pensants). Ce petit-fils et fils de libraire de Niort aura avantageusement beaucoup lu, ce metteur en scène aura agi en tyran sur ses plateaux, il aura pu être odieux avec des êtres aussi  sensibles qu’un Laurent Terzieff lors du tournage de La prisonnière, son dernier film en 1968, et puis il aura été forcé d’abandonner le tournage de L’Enfer rendu à bout de nerfs (« La Clouze », comme l’appelait hargneusement Reggiani). On peut penser que sa vie de cinéaste fouillant le versant noir de l’homme, son travail de spécialiste de la violence psychologique et des descentes aux enfers, tout comme sa vie d’homme revêche et solitaire, auront pu développer en lui son propre enfer intime où les diables nombreux de la morale consensuelle le détestaient particulièrement…, devait-il croire. Comme Stroheim. Comme Pialat.

Sa réhabilitation n’est plus à faire, heureusement. Clouzot était un maître. Visionnez Les Diaboliques et gardez le truc pour vous.

La bande-annonce des Diaboliques


10 janvier 2013