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Chroniques

Rétrospective Jacques Tati

par Alain Charbonneau

À l’occasion de la retrospective que consacre le cinema du Parc à Jacques Tati à compter du 29 septembre (presentation, en copies DCP restaurées, de Jour de fête, Les vacances de M. Hulot, Mon oncle, Playtime, Trafic et Parade), nous republions le texte qu’Alain Charbonneau consacrait à ce genie dans le numéro 68-69 de la revue 24 Images en 1993.

MONSIEUR TATI OU L’EXIGENCE DU RIRE

Dans un entretien qu’il accordait à André Bazin et François Truffaut au moment de la sortie de Mon oncle, Jacques Tati, à sa manière toujours doucement nostalgique (réactionnaire, disaient à tort certains), déplorait l’anonymat général du monde moderne et dénonçait «la suppression d’un respect de l’individu» qui, disait-il, modelait hier encore la vie sociale. Il donnait comme exemple cette image d’Epinal de garages d’autrefois où, au lieu de mécaniciens bardés de casquettes et d’uniformes identiques, un avenant «M. Marcel» s’évertuait à vérifier l’état de nos bagnoles. M. Marcel?

Tati n’a sans doute pas lu les épreuves, car il est probable qu’il n’aurait pas laissé les deux brillants critiques des Cahiers abréger impunément un mot qu’il a toujours chéri entre tous: pour lui, en effet, M. s’est toujours écrit en toutes lettres, comme dans Monsieur Hulot ou encore comme dans Monsieur Loyal (Parade).

Pourquoi prêter cette coquetterie orthographique au réalisateur de Playtime? Simplement peut-être parce que le «monsieur» est un être profondément paradoxal, qui s’intègre parfaitement à l’univers burlesque de Tati. Hulot est à l’image de son créateur dont il est bien entendu le double plus ou moins avoué, un être ayant pour seul trésor sa singularité propre: son être est tout son avoir. Avec son grand corps d’athlète, sa posture tour-de-Pise, sa démarche vacillante, son chapeau corné, sa pipe ontologique et la politesse immarcescible dont il fait partout preuve, Monsieur Hulot est, et cette existence, splendidement insulaire, le dispense en quelque sorte d’agir: elle sert d’abord et surtout de repoussoir aux importants stocks de comique dont dispose le monde et qu’elle sait mettre sans cesse à profit. Bien sûr, Hulot joue au tennis, et c’est pissant, mais le plus drôle reste encore la réaction des joueurs qui s’interrogent sur l’étrange technique mise au point par leur terrible opposant.

Dans le combat burlesque entre lui et le monde, Tati seconde toujours le monde, mieux : il parie sur lui. Le monde est le principal complice du comique tatiesque : c’est lui qui fournit au cinéaste l’alibi, le prétexte à rire.Voilà pourquoi, et c’est là le paradoxe, la mégalomanie qui guette Monsieur Hulot s’accomplit pleinement dans sa disparition. Disparition élocutoire d’abord. La méfiance de Tati à l’endroit des mots est de notoriété cinématographique. Dès Jour de fête, les bruits de fond et les gags sonores font concurrence aux paroles, dont ils ne cesseront, dans les films suivants, de minorer la fonction jusqu’à les fondre dans un magma sonore ambiant qui, sous le chaos de surface, restera pourtant toujours d’une clarté et d’une précision de frappe hallucinantes. Disparition carrément physique ensuite. La mise en scène de Playtime se dissout littéralement sous l’effet d’un vertigineux décentrement de l’action comique, tout se passant comme si l’avant-scène n’existait plus et que Tati engageait le burlesque dans les voies de l’abstraction. Hulot devient ici accessoire, il aliène sa singularité aux vertus hilares du monde qui l’entoure, bref il pourrait fort bien être ailleurs (1). Le paradis pour Hulot, et c’est ce paradis qu’esquisse justement Playtime avec sa multitude de faux petits Hulot disséminés, c’est qu’il se réconcilie ou s’harmonise parfaitement avec le corps social auquel il appartient à titre de «monsieur», et que tous ceux et celles qu’il côtoie deviennent du coup les monsieurs et les madames Hulot de quelqu’un. Ce serait alors la fin de Monsieur Hulot, la fin de l’histoire, la mort du burlesque.

Il faut donc prendre très au sérieux le moins sensationnel et, d’une certaine façon, le moins drôle des grands comiques du cinéma lorsqu’il confesse son goût immodéré pour le «gag qui nous environne». Chez Tati, les gags ne sont jamais là où on les attend, ils ne sont non plus jamais «amenés» comme le veut une certaine stratégie de tradition burlesque. Ils surgissent plutôt de nulle part, toujours à l’improviste, et passent sans qu’on ait pu s’y arrêter, à la manière de petits accidents pour lesquels la mise en scène n’a prévu aucune de ces pauses héritées du théâtre et du cabaret et que l’on retrouve souvent dans les comédies. De sorte que ce qui caractérise le mieux les gags de Tati, c’est leur immédiateté : ils ont toujours une seconde d’avance sur notre perception, prennent constamment notre regard en défaut et agissent à retardement sur notre faculté de rire. Le spectateur des films de Tati est un éternel retardataire.

Ce retard constant entre le rire et le mécanisme qui le déclenche fonde en profondeur l’originalité de Tati, qui prend ainsi congé de toute une tradition du cinéma de comédie où le gag doit tomber pile, tout le travail consistant à éveiller chez le spectateur l’attente du gag avant de la combler au bon moment. De Jour de fête à Parade, Tati s’emploie de fait à montrer qu’il n’est pas nécessaire de faire quelque chose pour faire rire — en quoi il se distingue bel et bien de ses grands prédécesseurs, Chaplin le premier.

Chez ces derniers, le rire suit le gag un peu comme l’effet suit la cause, alors que chez Tati, le principe de causalité est court-circuité, souvent même inversé: le gag nous libère du joug de l’artifice qui le désigne comme gag, il nous entraîne en amont du rire et, grâce à lui, la rhétorique du burlesque se trouve désamorcée du tout au tout. Comme si, s’agissant de provoquer l’hilarité, Tati s’en remettait en toute confiance au sens d’observation de chacun, quitte à ce que ses gags passent inaperçus aux yeux de tous. Telle est bien la leçon de Tati: pour rire, regarder ne suffit plus, il faut voir. En ce sens, on ne saurait imaginer projet burlesque plus rigoureusement cinématographique.

Regarder Les vacances de Monsieur Hulot ou Mon oncle, c’est être attentif au comique universel. Et découvrir Tati, c’est, en définitive, connaître l’exigence du rire. Il n’en existe sans doute pas de plus haute, de plus salutaire, ni enfin de plus  hygiénique pour l’esprit.

(1). «Je voudrais arriver à faire un film, je ne le cache pas, sans le personnage d’Hulot, rien qu’avec des gens que je vois, que j’observe, que je côtoie dans la rue.» (Bazin, A., Truffaut, F., «Entretien avec Jacques Tati», Cahiers du cinéma, n° 83, mai 1958, p.4).
Tous les détails sur la rétrospective Tati au Parc : www.cinemaduparc.com

 

La bande-annonce de Playtime


19 septembre 2013