Romans sur pellicule
par Robert Lévesque
Lorsque Simenon en avait marre d’ajouter un Maigret à un Maigret, il écrivait un roman sans meurtre ni enquête quitte à se passer de la blanquette de veau de sa femme ; il appelait ça « un roman dur ». On trouve le même genre de pause chez Woody Allen. Quand le binoclard de New York se lassait de ses comédies loufoques (Bananas, Sleeper), il délaissait le gag et allait vers le grave, mais le grave, chez lui, est, bien sûr, teinté de finesse, piqué de répliques saugrenues. On n’imagine pas un film de Woody Allen sérieux (ou dur) sans que l’on y puisse abondamment sourire…, c’est-à-dire se retrouver sous l’enchantement.
Ce désir de faire des films sérieux (il les appelle ses romans sur pellicule) lui est venu assez vite, à son sixième film, le bel Annie Hall en 1977, où son personnage de stand up sombrait dans la déprime après qu’une fille de rêve l’ait quitté, séparation inéluctable, la mélancolie entrant alors dans son œuvre d’amuseur par un élégant coup de blues. Six films durs (si l’on garde l’expression de Simenon) allaient créer un premier ensemble romanesque – une « hexalogie » ? – dans l’œuvre diversifiée et gigantesque de ce cinéaste majeur, incomparable, essentiel. Il y eut, après le sublime Annie Hall, le choc d’Interiors dès l’année suivante. Film dur, pour sûr. Un père part qui se remariera, une mère se suicidera, trois sœurs laissées en crise. Là c’est la psychanalyse qui entrait dans son œuvre d’amuseur. On parla de Bergman, en admirant, en ironisant ou en le dénigrant. Et le box-office grinça des dents…
Ensuite le gershwinien et doux-amer Manhattan et ses blessures d’amour, puis, tourné en 1985 et sorti en 1986 (après un retour au drôle – avec Midsummer Night’s Sex Comedy – et une première échappée vers le merveilleux – avec Purple Rose of Cairo), ce sera un autre coup de barre qui étourdira et surprendra le spectateur « allenien » avec à nouveau un trio de sœurs, des couples qui se trichent et se défont, qui se forment et se déforment, qui s’éprennent et s’épient. C’est l’un de ses chefs-d’œuvre que je vous incite à regarder sur Télé Québec le 16 juillet à 21 heures, Hannah and Her Sisters.
Rien n’est supposé être drôle dans ce film qui va d’une Thanksgiving à l’autre, seule la dinde ne subissant pas de traumatisme (sinon celui d’être abattue, rôtie, découpée, arrosée d’atoca et mangée), et pourtant le regard que porte le cinéaste sur l’upper middle class de Manhattan, son monde (Mia Farrow, alors sa femme, y joue son ex, une de leurs filles adoptées mange sa part de dinde à la table des enfants), est empreint de compassion, de drôlerie, et gorgé d’une sincère atmosphère de bonté inquiète dans le regard (le personnage de la comédienne paumée et accroc à la coco jouée par Dianne Wiest est bouleversant).
C’est de l’art, ces six Allen-là (scénarisés et réalisés par lui, sauf Annie Hall et Manhattan où Marshall Brickman l’assista au scénario), un art du cinéma écrit que l’on n’a plus à comparer à celui des autres maîtres du septième art, une maîtrise dégagée de ses influences, bergmaniennes, tchekhoviennes. Woody Allen est, avec cet ensemble des années 77 à 88, passé au rang de maître dans son grand métier. S’il a pu faiblir ou se redire par la suite, puis refaire le rigolo, ou aller voir s’il filmait ailleurs…, il demeure que ces films-là, comme Hannah and Her Sisters et les deux autres du groupe, September et Another Woman, auront profondément marqué la cinématographie américaine. Comme, en leur temps, les pièces d’Eugene O’Neill puis de Tennessee Williams imprégnèrent la dramaturgie américaine.
Je visionnais Hannah and Her Sisters récemment et je me disais que l’on pouvait penser, nonobstant la modernité, l’actualité et la pertinence de ce film où la notion de couple est questionnée, ébranlée, brisée et parfois éclaircie, qu’il s’agit aussi, maintenant, d’un film d’époque. Ces personnages s’habillent comme nous encore, ou nous comme eux, bien sûr, mais eux ils fument partout, toujours, au resto ou devant le psy, dans le métro, ils boivent du vin dans une loge au MET, pas d’écrans plats dans leurs apparts, pas de cellulaires dans leurs poches (les scènes dans les cabines téléphoniques sous la pluie sont encore possibles, et belles), personne ne sort un laptop de son sac, Pavarotti chante Hernani le samedi après-midi, il n’y a pas de bip dans l’air, on ne téléphone pas à table à la face de son vis-à-vis, cette société communique entre elle encore par des moyens humains, naturels, il n’y a pas ces réseaux sociaux qui sont des attrape-merde, pas de textos, pas de twitter, encore moins ces machins que je ne saurais nommer car, moi, comme Hannah et ses sœurs, leurs maris et leurs amants, je vis sans être attaché à un cellulaire, sans ce fil à la patte, je suis sans lien, sans liane électronique dans la forêt numérique. Ma jungle n’est pas branchée.
Et la vie était donc plus dangereuse à l’époque d’Hannah. Quand Lee (Barbara Hershey) téléphone à Elliot (Michael Caine) pour lui dire qu’elle pense très fort à lui ce soir…, alors qu’ils ne se sont encore qu’embrassés furtivement, elle prend le risque de tomber sur sa sœur Hannah (Mia Farrow) qui aurait pris le combiné à la place de son mari. Vous voyez ! À cette époque, personne n’avait un téléphone à soi (est-ce une avancée sur la chambre à soi que revendiquait Virginia Woolf ? je n’en suis pas sûr…), pas de cellulaire dans la poche-revolver à portée de doigts, une ouverture d’opéra ne sonnant que pour vous et dont vous avez vu à régler la tonalité, vous avez baissé l’abat-jour en quelque sorte…
Woody Allen, qu’on imagine mal communiquer quoi que ce soit par un Short Message Service, aimait tous ces dangers d’antan… Et ses films sérieux, ses romans sur pellicule, triomphent de toute technologie. Les générations futures en feront de subtils trésors anciens.
La bande-annonce d’Hannah and Her Sisters
10 juillet 2014