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Chroniques

S’agissant de Nelligan

par Robert Lévesque

S’agissant d’Émile Nelligan, un pavé dans la mare vient d’être lancé, mais les canards n’ont pas réagi…

La publication à l’automne 2013 du Naufragé du Vaisseau d’or, sous-titré Les vies secrètes de Louis Dantin, règle son compte au mythe répandu et persistant du génial poète de la rue Laval, longtemps dit le Rimbaud canadien. Cet ouvrage (que je viens de dévorer) décortique enfin sans état d’âme aucun et sans chauvinisme aveugle le cas Nelligan. On ramène l’affaire à une réalité troublante : l’habile fabrication (que l’on peut supposer schizophrénique ou perverse) d’un génie à partir de quelques brouillons et de l’existence d’un petit rimeur maniéré, imitateur effréné d’auteurs à peine lus, un collégien peu doué qui doubla ses Éléments-latins et abandonna ses études avant de perdre la raison.

Ce falsificateur, c’est donc Louis Dantin, un des pseudonymes du père jésuite Eugène Seers que l’on savait ami et protecteur du gamin de la rue Laval. Eh bien, il fut plus que cela, il s’empara des poèmes griffonnés après l’internement du jeune homme, les corrigea, les peaufina, les organisa, les compléta et les réécrivit en y glissant les siens, au demeurant les meilleurs.

La thèse, pour être spectaculaire, n’est pas si nouvelle pour les fins spécialistes, mais le travail d’enquête mené est cette fois extraordinairement documenté, solide, soutenu, je le dirais indubitable. C’est Yvette Francoli, l’historienne de la littérature québécoise qui persiste et signe. Elle vient donner raison au vieux doute qu’entretenaient quelques-uns et de venger en quelque sorte Claude-Henri Grignon, l’auteur du roman Un homme et son péché devenu à la télé Les Belles histoires des pays d’en-haut, qui, en son temps, les années trente, avait le premier flairé et dénoncé l’affaire dans ses pamphlets qu’il signait Valdombre. Personne ne lui prêta alors l’oreille… il passa pour un fêlé de la caboche. C’était alors et c’est encore, s’agissant de Nelligan : touche pas à mon poète !

Je vous l’avoue, je suis secoué par le pavé de la Francoli ! Publié chez Del Busso, il cogne. Le travail de fouille, de recherche, la lecture attentive des correspondances, les liens établis entre les faits, la maîtrise dans le maniement et le questionnement d’archives, et l’intelligence intuitive digne des meilleurs détectives, de Marlowe à Columbo, ne peut plus laisser cours à l’interprétation convenue du grand poète inspiré de la rue Laval. Le doute est plus qu’insinué, il est établi avec un livre majeur qui rend donc justice à quelques braves intellectuels, le regretté poète et critique Michel Beaulieu, le professeur Jean Larose (Le mythe de Nelligan, éditions Quinze, 1981, jamais réédité), eux qui, contre vents et marées, ont toujours soutenu que cette œuvre était surévaluée, suspecte, et qu’il s’agissait d’une œuvre non originale car trop piquée d’emprunts et remaniée d’évidence par quelqu’un d’autre.

Comme le prouve magistralement Yvette Francoli, l’œuvre de Nelligan qui n’était qu’éparse et molle a été forgée par ce brillant lettré et grand intellectuel qu’était Eugène Seers qui, sous la soutane des pères du Très Saint-Sacrement, avait séduit et été séduit par le gamin qu’il aperçut un soir au concert Paderewski à l’hôtel Windsor, puis dans un quelconque bazar au profit d’œuvres religieuses. Sa fréquentation du garçon lui fit deviner que ce petit Rimbaud rentré n’y arriverait pas, à cause d’un évident manque de culture, de rigueur, de vaillance, et aucune expérience de vie. Le Jésuite décida donc de mettre son talent au service de ce petit phénomène inabouti. En somme, il créa Nelligan. Lorsque celui-ci, à dix-neuf ans en août 1899, fut interné à la demande de son père, le père Seers ramassa les textes épars, les éclairs d’expression, et il réalisa en trois ans de travail une mise en forme professionnelle de l’édition du fameux bouquin, Émile Nelligan et son œuvre, qui parut en 1903, y signant une préface dont l’incipit était : Nelligan est mort. Alors qu’il le mettait au monde ! Et, comme un criminel ou un grand prince, ce prêtre-artiste prit la fuite, ou sortit de scène (la soutane arrachée, il s’exila au Massachusetts en 1904, épousa une Afro-américaine qui lui donna un enfant).

Selon Francoli, preuves, commentaires forts et brillantes analyses à l’appui, Louis Dantin, dans sa préface, prêtait à la figure de Nelligan les qualités culturelles et raffinées qui étaient en fait les siennes. Il sculpta Nelligan d’après lui, lui qui très tôt était allé vivre en Europe et qui, Jésuite brillant et remarqué, mais électron libre, fréquenta les œuvres des écrivains et des poètes, qu’il lut tous. Écrivant la nuit, il se cachait derrière des pseudonymes (Eugène Voyant, Marie Aymong, Serge d’Antan, Guido d’Istel, Alfred Cirée, etc.) et publiait des articles, des poèmes. Revenu à Montréal, il fut l’un des plus vifs intellectuels de l’École littéraire qui se réunissait parfois au Château Ramezay. Nelligan enfermé, non connu du public, Seers, le sachant perdu pour la littérature, sauta sur la belle occasion de créer un grand poète, son Frankenstein diaphane et mélancolique, jeune Montréalais errant, si nostalgique (mais d’une vie qu’il n’avait pas vécue, d’un monde qu’il n’avait pas connu, de pays qu’il n’avait pas visité).

Jean Larose, dans Le mythe de Nelligan qui demeure son meilleur livre, écrivait il y a plus de trente ans : « le poète avorté, le malade accompli », ajoutant : « toujours crédité par les autres du socle où il ne s’était jamais dressé ».

L’inexistence ou la disparition des manuscrits originaux de Nelligan n’est pas l’une des preuves les plus accablantes au dossier. La Francoli (avec un tel aplomb, une telle audace, une telle autorité, cette historienne de la littérature québécoise devient quant à moi « la Francoli », comme on le dit d’une cantatrice ou d’une meurtrière…) fait donc en sorte que, s’agissant de Nelligan, il y aura eu un avant-Francoli, il y a maintenant un après-Francoli.

Les canards n’ont pas réagi…, disais-je ? Dans le Devoir, un article court et insignifiant en dernière page du cahier Livres signé par un collaborateur irrégulier en décembre 2013. Rien dans La Presse ou ailleurs… À Radio-Canada ? La littérature n’y a plus sa place depuis que Jean Larose et Stéphane Lépine (Larose et Lépine !) ont été rejetés par la vague populiste qui a fait de la radio et de la télévision publiques des repaires de joyeux troubadours contents d’eux-mêmes, mais tout de même un brin inquiets de perdre leur boulot, étant si remplaçables…

S’agissant de Nelligan, au Québec, on a toujours préféré l’hagiographie, la célébration et, au cinéma comme à la scène, on nous a servi des assiettes montées à la sauce nelliganoise, celle de Tremblay et André Gagnon à l’opéra (une musiquette, a écrit le critique Claude Gingras, le voisin de Gagnon dans la rue Laval où vécut la famille Nelligan), celle de Robert Favreau au cinéma, le biopic appliqué d’un faiseur de films sans talent particulier. Des croûtes académiques pourrait-on dire, avec lesquelles on tenta d’être original ; chez Tremblay, dont le texte est insipide, on a fait du racolage identitaire via le père irlandais interdisant à son fils de parler français. Chez Favreau, la distribution enfoncée jusqu’au cou dans le faux (Nelligan à Ciné Pop le 19 août à 14h30), on avance en sabots dans un territoire délicat en laissant entendre que, peut-être, y aurait-il eu de l’oedipien dans la maison de la rue Laval…

C’est chez la Francoli qu’on devra dorénavant chercher Nelligan et l’y trouver : un être fuyant, complexé, malade, qui a peu lu, aux prises avec l’imitation chronique, puis à vingt ans jeté dans une saison en enfer sans fin (42 ans d’enfermement hébété). Personnage pathétique au plan réel, dont les crayonnages furent habilement transformés en une forme poétique plus aboutie, supérieure à ses moyens, réorganisée par un metteur en scène doué qui arriva à ses fins : le gamin au joli nom devenait l’icône du poète total, le pur aède du carré Saint-Louis, cette ombre triste sachant rêver de frissons blancs de guipures et traversant de grands bals solennels vers une nouvelle Norvège…

Comme l’écrivait si justement Jean Larose, « Nelligan : corps plus lardé qu’un Saint-Sébastien – par le style des autres ! ».


14 août 2014