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Chroniques

Salem en Québec

par Monica Haim

 

Le lynchage médiatique de Claude Jutra, auteur de films fondateurs du cinéma québécois et l’un des premiers cinéastes à attirer l’attention du monde sur cette cinématographie, laisse pantois.

Yves Lever, enseignant en cinéma au CÉGEP Ahuntsic, aujourd’hui à la retraite,  et auteur d l’Histoire générale du cinéma au Québec – un ouvrage très médiocre de l’avis de la grande majorité des critiques et des universitaires – n’est pas un admirateur des films de Jutra, comme il l’affirme dans l’ouvrage cité et dans la préface de Claude Jutra, biographie. D’emblée, entreprendre d’écrire la biographie d’un artiste dont on n’apprécie pas l’œuvre, est un projet curieux. D’ordinaire, si l’on accepte de dédier plusieurs années de sa vie à la recherche qu’exige une biographie, c’est parce qu’on admire l’œuvre que l’on cherche à en approfondir le sens et la connaissance par l’exploration de la vie de son auteur.

Comme il convient, M. Lever nous annonce, d’entrée de jeu, le postulat de base de sa biographie et la démarche qu’il entend entreprendre. Claude Jutra, postule-t-il, est un mythe : son œuvre est idéalisée et, partant, lui aussi. Mais comme l’idéalisation est inadmissible, puisque contraire à la réalité, la démarche adoptée en est une de démythification de l’homme et de son œuvre, par ricochet. Parti donc à la quête de la vérité, M. Lever s’engage, trente ans après la mort du cinéaste, dans une recherche qui, suppose-t-il, n’a jamais été entreprise en raison du malaise que l’on peut éprouver à l’endroit de Jutra (Le Devoir, 16 février). Mais M. Lever, n’a pas froid aux yeux lorsqu’il s’agit d’établir la vérité. D’ailleurs, au petit colloque consacré à À tout prendre (Cinémathèque québécoise, le 12 novembre 2015), très satisfait de lui-même, il annonçait aux chercheurs réunis qu’il allait apporter des révélations, tout en laissant entendre que celles-ci rendraient nulles et non avenues toutes les interprétations et hypothèses qui venaient d’être avancées par les participants.

Et voilà que le 15 février la presse écrite et parlée nous apprend le secret qu’a découvert cet intrépide chercheur de la vérité. Enchâssé au milieu du livre, le secret est divulgué dans un court chapitre (p. 153-157) où le biographe affirme que bien des gens, dans le milieu du cinéma, savaient que Jutra aimait les « jeunes garçons ». À preuve, le court échange entre Claude et Johanne dans À tout prendre où cette dernière demande à Claude s’il aime les garçons – et non les «jeunes» garçons – et la réponse affirmative de celui-ci.  Or, dans les années soixante, aimer les garçons signifiait être homosexuel. Transposés en les termes d’aujourd’hui elle lui demande donc s’il est gai. Toutefois, dans l’esprit de M. Lever, garçons veut dire enfant, d’où l’introduction de l’adjectif « jeune ». Selon lui, s’il en était autrement, elle aurait dû lui demander s’il aimait les hommes, ce qui porte à sourire, car, toujours dans les termes de l’époque, aimer les hommes voulait surtout dire aimer l’humanité, être le contraire d’un misanthrope.

Puis, sans avoir vérifié l’âge légal du consentement aux activités sexuelles dans les années soixante et soixante-dix, l’auteur présume qu’il était de dix-huit ans alors qu’il était de quatorze ans. Donc, lorsqu’il nous raconte qu’on s’était vite aperçu durant les tournages en province de son penchant «pour les garçons plus jeunes», il s’ensuit logiquement que ces derniers avaient moins de dix-huit ans, mais rien ne dit qu’il s’agissait d’enfants qui n’avaient pas encore atteint l’âge de la puberté ou du consentement. Curieusement d’ailleurs, sept lignes plus loin, il parle d’adolescents, terme qui revient quatre fois dans la première partie du texte.

Citant pour une rare fois ses sources, M. Lever rapporte que Pierre Patry, scénariste et monteur mort en 2014, et sa femme ne laissaient jamais Jutra seul avec leurs garçons, dont l’auteur tait l’âge. Mais voilà que deux lignes plus loin, il fait état du malaise que certains amis du cinéaste ressentaient «à le voir ramener chez lui des adolescents.» Mais tout en ayant précisé qu’il s’agissait d’adolescents, il conclut, une ligne et demie plus loin, que Jutra se livrait à des pratiques pédophiles, tout en se demandant, dans la phrase suivante, à savoir «combien d’adolescents ont été victimes…»

En écrivant «lorsqu’on apprend que Jutra était pédophile…», M. Lever, semble penser qu’il en a fait la preuve. Mais il n’en est rien, car, lui-même, parle d’adolescents, comme le fait Tom Waugh, chercheur, théoricien du cinéma et spécialiste du cinéma gai, sur les études duquel il cherche à assoir la légitimité de ses allégations. «Jutra, écrit Waugh, le poète de l’apprentissage adolescent ne peut être extirpé ou séparé du Jutra dont l’épanouissement érotique dépend d’un engagement dans le processus.» En clair, Waugh soutient que Jutra s’inscrit dans une tradition, au moins aussi ancienne que la Grèce antique, qui veut que les hommes d’âge mûr initient les garçons qui atteignent l’âge de procréer tant à la réflexion et au devoir du citoyen qu’à la sexualité. Ces jeunes hommes que l’on nomme des éphèbes et, qu’aujourd’hui, on qualifierait d’adolescents, sont célébrés dans maints exemples de la statuaire grecque ancienne. Il convient, toutefois, de préciser que ce culte, essentiellement aristocratique, est depuis longtemps tenu pour décadent et condamné par la société bourgeoise au même titre que les trop grandes différences d’âge dans les rapports sexuels entre hommes et femmes.

Il est bien sûr lamentable que M. Lever, qui se dit historien, ignore les usages langagiers, qu’il ne se donne pas la peine de vérifier l’âge légal de consentement à l’époque dont il s’occupe, qu’il confonde allègrement enfants et adolescents et qu’il ne soit pas au courant de cette tradition d’initiation dont parle Tom Waugh, alors que le sujet de sa biographie est un homosexuel déclaré. Mais ce qui est absolument choquant c’est que son manque de rigueur et son ignorance le conduisent à tirer une conclusion infamante à partir des propos de Tom Waugh qui écrit pourtant très clairement que « le secret et le courage auxquels ses plus proches collaborateurs ne pouvaient pas faire face », c’était son amour des éphèbes, des adolescents aptes à procréer, et non pas son amour coupable pour des enfants prépubères, ou qui n’ont pas encore acquis cette aptitude, pratique sexuelle condamnée par la loi.

Ce qui est plus scandaleux encore, c’est que les Éditions du Boréal n’ont rien vérifié, n’ont rien questionné. Cela est d’autant plus surprenant que M. Jacques Godbout, membre du comité éditorial et président du conseil d’administration des Éditions du Boréal, cinéaste lui-même, écrivain et homme d’idées, du même âge que Jutra et qui l’a sans doute bien connu, n’a pas été troublé par les glissements de sens, par les incohérences, par l’ineptie des interprétations et, surtout, par cette accusation portée sans aucune preuve tangible. Il se peut que M. Godbout qui se permet de prendre à la légère de pareilles allégations  en disant qu’après tout ce n’est qu’ « une des descriptions de ses mœurs sexuelles » (Le Devoir, 16 février 2016), n’ait plus la capacité de lire attentivement un manuscrit ni un sens très clair du monde dans lequel il vit, comme il se peut que les Éditions du Boréal soient à ce point désespérées qu’elles soient prêtes à toutes les bassesses pour stimuler les ventes.

Quant à la presse, il faut dire qu’elle n’a pas déçu. Aveuglément, elle s’est jetée sur ce «détail» sensationnel et, pendant deux jours, elle a répandu son indignation sur le papier et les ondes, toujours en l’absence de toutes preuves tangibles et sans avoir lu le chapitre en question ou en l’ayant lu trop vite.

Mais voilà que le troisième jour la « preuve », ce qui dans ce cas-ci signifie témoignage, a été apportée par un individu, que l’on suppute avoir la cinquantaine avancée.  De façon imagée, Jean, nom fictif qu’on lui a donné pour protéger son identité, raconte à un journaliste de La Presse (La Presse.ca, 17 février 2016) qu’entre l’âge de six et seize ans il a été victime d’abus sexuels commis par Claude Jutra sur sa personne, en conséquence de quoi sa vie a été gâchée.

Appelé à commenter ce témoignage, Michel Dorais, sociologue de la sexualité, confirme sur les ondes de Radio-Canada (Médium large, 17 février 2016) que le témoignage est très crédible et qu’enfin on a des faits. Devant ces déclarations, on reste stupéfait. Depuis quand un récit qui n’a été soumis à aucun examen se transforme-t-il en fait? Et comment peut-on prendre prima facie le récit d’événements qui se sont passés il y une quarantaine voire une cinquantaine d’années? La réponse selon M. Dorais est toute simple : c’est un cas typique, c’est un profil qu’il reconnait. En effet, l’haleine qui sent l’ail et l’alcool, dont fait état la présumée victime, est un attribut fort reconnaissable des personnages patibulaires, que le cinéma et la littérature nous ont fait connaître, comme ils sont la marque des amours sordides que nous raconte Jacques Brel dans Au Suivant. Le diable, comme on dit, est dans les détails et ce détail est particulièrement risible non pas tant parce que Claude Jutra était un personnage raffiné, grand admirateur de Cocteau, l’homosexuel dandy par excellence, mais parce que c’est un cliché. Certes, un cliché peut être vrai, mais à la lecture de ce récit, qui, paraît-il, est un «cas d’école», ce détail semble de trop. Cela étant dit, il est bien sûr possible que le témoignage du dénommé Jean soit véridique. Mais comment en faire la preuve étant donné que l’accusé nous a quitté il y a trois décennies ?

Toutefois, comme il fallait s’y attendre, les chroniqueurs ont été très impressionnés par ce témoignage, comme l’a été Madame David, ministre de la Culture, qui cédant à une impulsion de justicier a demandé que le nom de Claude Jutra soit effacé de la place publique.

Cette opération de purification sans autre forme de procès terrifie parce qu’elle témoigne d’une indifférence totale à l’égard des principes fondamentaux de l’État de droit et de la démocratie, qui, paraît-il, nous sont si chers. L’élan vengeur avec lequel on a accueilli les propos confus du soi-disant historien Yves Lever balaie du revers de la main la présomption d’innocence, le droit de l’accusé à un procès devant jury, son droit, ou le droit de son procureur, de contre-interroger la présumée victime et l’exigence de preuves qui démontrent hors de tout doute raisonnable la véracité de ce qui est reproché à l’accusé. Faire abstraction de ces principes c’est sombrer dans la barbarie.

Monica Haim – Ancienne présidente de l’Association des critiques de cinéma et chercheure indépendante

Image tirée de Claude Jutra, portrait sur film de Paule Baillargeon. Crédits photo : Bruno Massenet © 2002 Office national du film du Canada. Tous droits réservés.


26 février 2016