Scénaristes bourrés
par Robert Lévesque
Il fut un temps où l’alcool, l’alcool bu à grands flots – c’est drôle puisque c’était aussi le temps de la Prohibition (1919-1933) – était le carburant des scénaristes américains, parfois la cause de leurs sorties de route, dépressions en tous genres…, la dèche pour certains. À Hollywood, des écrivains et non des moindres, assez bien payés, trinquaient dès potron-minet, picolaient à midi, se cuitaient la nuit au bourbon de contrebande, jetant au panier leurs griffonnages, refilant en retard des scènes souvent incomplètes, se voyant interdit de générique, et il arrivait que de cet alambic scénaristique sortent des chefs-d’œuvre…
Cet été, jouant à la nostalgie, Le Nouvel Observateur publiait une série d’articles (Hollywood Stories) sur les plus connus de ces plumitifs au rendement plus ou moins efficace, parfois pourris, quelquefois géniaux, souvent méprisés, généralement incompris, mais toujours bourrés (sinon de fric, de fine), c’est-à-dire les écrivains, de véritables, les grands, qui étaient plus ou moins à leur place, mais dont la réputation, devant Dante et les hommes, n’a nullement souffert (fors le foie) de cette soumission, cette planche de salut, cette pondaison d’histoires qui valait mieux que se faire peintre en bâtiment, nettoyeur de w-c ou vendeur de godasses.
Peintre en bâtiment, William Faulkner l’avait été. Quand il débarque à Culver City en 1932, invité par Howard Hawks qui a aimé une de ses nouvelles et qui en a fait un film (Today we Live, 1933, scénario d’Edith Fitzgerald et Dwight Taylor, avec Gary Cooper et Joan Crawford, un échec commercial), ce Faulkner ressemble à un fermier, mais tiré à quatre épingles et qui ignore tout du monde du cinéma. Il va y bosser (et « brosser ») pendant vingt ans. Pour lui, travailler à Hollywood c’était « aller aux mines de sel ». Il écrira 48 scénarios pour 18 films qui se feront, dont des chefs-d’œuvre de Hawks, To Have and Have Not (Le port de l’angoisse) d’après le roman d’Hemingway et The Big Sleep d’après le roman de Chandler. Arrêtons-nous un instant : Faulkner, sans état d’âme, entre des cures de désenivrement, adaptant un roman d’Hemingway (ils auront tous deux le Nobel) et un de Chandler ! Laissez-moi rêver à ce passé…
Dorothy Parker, ma sorcière bien aimée, arriva à Hollywood en 1929 déjà alcoolo, déjà méchante (se moquant de l’alphabet des expressions de Katherine Hepburn « allant de A à B »), et, réputée pour ses mots de venin et d’esprit, on lui demandait des répliques pour des films qu’elle trouvait bêtes à mourir (et il se trouve qu’elle était suicidaire, c’est dangereux). Elle en écrit pour Barabbas dans The King of Kings de Cecil B. DeMille. On la vire. Elle revient quatre ans plus tard avec un nouveau mari, pédé comme un bouc, ce qui ne les empêche pas de se défoncer au bourbon avec les Fitzgerald, de lire Le Capital sur le bord de sa piscine en empochant $2,000 la semaine pour des films sans intérêt, comme The Cowboy and the Lady de H. C. Potter avec Gary Cooper, mais elle ressortira de l’usine détestée avec éclat quand on lui confiera un scénario déjà ravaudé par 16 scénaristes et qu’elle peaufinera pour en faire A Star is Born de William Wellman. Dorothy « the wit » Parker retourne dans son cher New York avec un Oscar dans sa sacoche.
Dashiell Hammett, cet as du roman policier, est celui qui à Hollywood allait boire le plus et paresser le plus. En 1930, l’année où il publie Le Faucon maltais (fameux roman qui donnera lieu à trois productions) et que sa réputation enfle, il envoie sept feuillets à la demande de la Paramount, ce qui donnera City Streets de Rouben Mamoulian, l’histoire violente et élégante se passant, époque oblige, dans un gang de la bière où l’amour fait ses ravages. Succès énorme. Avenir assuré à Hollywood pour Hammett ? Tout le contraire. Avec la dramaturge Lilian Hellman, pas très jolie, mariée, ambitieuse, brutale, il va faire la paire et mener la java, ils s’acoquinent dans le vice, leurs fêtes alcoolisées durent des semaines, leurs lits ouverts à tous vents ; quand en 1931, il scénarise son propre Faucon maltais, que tourne Roy Del Ruth, on ne lui donnera pas son crédit au générique. Les films tirés de ses romans sont des succès sans lui, et s’accrédite le cliché du génie passé à l’essoreuse des majors. Le fait est qu’il n’aura signé que six scénarios avant de sombrer, d’accumuler des dettes, de se faire une tête en adoptant les causes de la gauche américaine et de se ramasser en taule en tant que dangereux communiste après son passage devant la commission du (également très alcoolisé) sénateur McCarthy ; un romancier préposé au nettoyage des latrines. Alors que The Maltese Falcon, celui de John Huston, dès 1941, est entré au panthéon des chefs-d’œuvre du septième art.
Raymond Chandler, pipe au bec et très tweed, ne passa pas inaperçu. Le jour où il tomba en panne d’écriture de son script original qui allait devenir The Blue Dahlia, que tournerait George Marshall, il dressa pour la Paramount une liste de conditions pour se remettre au boulot : travailler en état d’ivresse (le pur malt était son lait), disposer de deux Cadillac, d’une ligne téléphonique directe avec le producteur, d’un médecin et d’infirmières 24 heures sur 24 pour ses piqures de vitamine. Le Dahlia bleu fit merveille en 1946. Avec Veronica Lake, que Chandler jugea ainsi : « Le seul moment où elle est bien, c’est quand elle garde la bouche fermée et qu’elle prend un air mystérieux ».
Quand on regarde Strangers on a Train d’Alfred Hitchcock, il peut être piquant de savoir que Chandler exigea d’écrire le scénario chez lui et que le maître devait se déplacer lui-même chez son scénariste pour faire progresser le script. Quand il arrivait, Chandler disait à sa secrétaire : « Regardez le gros bâtard qui n’arrive pas à s’extraire de sa voiture ! » Hitchcock ou pas, Hollywood n’était qu’une planche à billets dans l’esprit de Chandler et, en 1950, il touchait $2,500 la semaine pour adapter le roman de Patricia Highsmith et remettre le scénario au cinéaste de The Man Who Knew Too Much… Rien ne passait entre Chandler et Hitchcock, car le premier devait bien savoir que le second avait déjà réalisé le film dans sa tête avant même de savoir quelle en serait l’histoire…
M’est avis que les scénaristes du vingt-et-unième siècle ne se soûlent pas assez…
29 août 2013