Chroniques

« Soyons joyeux » : hommage à Alain Tanner

par Camille Trembley

Le 11 septembre est une date historiquement chargée. Le 11 septembre est aussi la date de mon anniversaire et celle où Alain Tanner nous a quitté·e·s. En 2017, à la suite de la rédaction d’un mémoire lui étant consacré, je décidais de lui écrire une lettre. Ce faisant, je réalisais à quel point ses films m’avaient porté durant ce long processus. Je ressentais une proximité avec ses personnages et leurs histoires. J’aimais les retrouver lors de mes très nombreux visionnements dans cette atmosphère douce et entière qui caractérise son cinéma.

J’ai découvert le cinéma de Tanner avec La Salamandre (1971). Quel plaisir de voir à l’écran ma ville natale, Genève, dans les années 1970. Elle me paraissait familière, puisque j’y retrouvais des espaces emblématiques comme les bords du Rhône et sa jonction avec l’Arve ou encore les trams quadrillant la ville protestante. Et pourtant, elle semblait étrangère avec un montage qui recomposait ces lieux connus. J’en découvrais une nouvelle « géographie » portée par le trio de personnages insolents mais pudiques interprétés par Jean-Luc Bideault, Bulle Ogier et Jacques Denis. Tanner continuera dans plusieurs autres films à explorer la complexité de la ville calviniste. Il en montre son aspect chaleureux et idéaliste à travers la collectivité de Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976), l’aliénation et l’individualisme dans Charles mort ou vif (1969) ou encore l’enfermement projectif dans Le retour d’Afrique (1973), voyage avorté de deux utopistes qui finissent par s’exiler dans leur propre appartement.

Changer l’image « carte postale » de la Suisse, pays tranquille entouré de montagnes et de lacs, campé dans sa neutralité : c’est, en effet, une partie du projet d’Alain Tanner. Il veut montrer une réalité plus sombre, plus complexe, aux accents plus authentiques. Ainsi, les figures centrales de son cinéma sont celles des immigrant·e·s, des marginaux·ales, des contrebandier·ère·s, des rêveur·euse·s, des travailleur·euse·s d’usine, des poètes ou encore des idéalistes. Des personnages que Tanner met constamment en scène dans des espaces inhabituels (une usine de boudin, un dessous d’autoroute, une zone industrielle défraîchie) pour en révéler la beauté et la force. Après le succès cannois de La Salamandre dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, Tanner devient une des figures de proue de ce qu’on appellera le « nouveau cinéma suisse », un cinéma plus politique et engagé.

Malgré cette posture, les films de Tanner ne sont jamais des pamphlets visuels. Tanner, cinéaste de l’intimité, nous fait aussi découvrir avec délice les parcours, souvent houleux, de couples en souffrance (Le milieu du monde, 1974) de duos amicaux en cavale (Messidor, 1979, No Man’s Land, 1985) ou de loups solitaires, à l’image de Yoshka Poliakoff (Trevor Howard) vivant seul dans une station d’essence décrépite dans Les années lumière (1981). Ce sont autant de personnages, ayant soif de liberté et de changement, qui se déploient dans des espaces qui ne leur ressemblent plus, trop étriqués ou trop conformes. Tanner, oui, est un « cinéaste du lieu » mais aussi celui du mouvement, avec ses personnages déambulant comme Bruno Ganz qui arpente les rues de Lisbonne dans Dans la ville blanche (1983) ou encore ses travellings passant d’un dialogue à l’autre dans Le retour d’Afrique. Tanner, cinéaste de fiction, est pourtant issu du documentaire (il a débuté par des reportages pour la télévision suisse romande). Il sera d’ailleurs influencé, moins par la Nouvelle Vague française qui lui semble trop dogmatique, que par le jubilatoire Free Cinema anglais. Il puise dans cette nouvelle manière de capter le réel la matière de ses films comme la foule effervescente de Piccadilly Circus dans le documentaire Nice Time (Tanner et Goretta, 1957). Tanner, cinéaste radical dans sa forme (refus d’un scénario trop écrit, montage discontinu, récit non linéaire, discours anti-capitaliste marqué), réalise des films à l’atmosphère heureuse. En effet, Tanner peut sembler être au premier abord un cinéaste sérieux, mais ses films regorgent du plaisir d’être ensemble à l’image des nombreuses scènes de repas partagés qui traversent son cinéma. Tanner, cinéaste engagé, nous offre des dialogues pointus et incisifs où se logent tendresse et humour.

Je ne sais pas quel·le cinéaste se revendiquera du cinéma d’Alain Tanner. Mais, comme il l’écrivait dans une très belle lettre à l’occasion d’une rétrospective à la cinémathèque québécoise : « Soyons joyeux ». Et je pense qu’en regardant ses films, le pari est réussi.

Photo : Alain Tanner, sur le tournage de « La Vallée fantôme » (sorti 1987). © Collection Cinémathèque suisse. DR


7 octobre 2022