Les échappées belles de Guillaume Brac
par Gérard Grugeau
Traversé de « hasards heureux » à l’instantanéité vibrante, le cinéma de Guillaume Brac, que l’on peut découvrir actuellement sur la plateforme MUBI, prend forme depuis une dizaine d‘années à la croisée du documentaire et de la fiction. Avec Justine Triet, Antonin Peretjatko et Vincent Macaigne, le cinéaste français appartient à « la nouvelle Nouvelle Vague », nommée ainsi par les Cahiers du cinéma en 2013, soit une génération versée dans la comédie qui tente notamment de réinventer le discours amoureux sur fond d’observation sociale. De par leur ancrage dans des paysages estivaux qui permettent de conjuguer nature, soleil, baignades, glandage et drague, les films de Guillaume Brac invitent au marivaudage et aux récits d’apprentissage. Comme dans L’amie du dimanche, le premier volet d’Un conte de juillet (2017), tourné sur la base de loisirs de Cergy-Pontoise en périphérie de Paris, site de plaisance que l’on retrouvera plus tard dans l’irrésistible Île au trésor.
L’île au trésor (2018)
Grâce au dispositif léger de tournage, il y a dans la parole prolixe et une exploration des méandres du désir un lien de proximité évident avec le cinéma d’Éric Rohmer (Pauline à la plage, Contes des quatre saisons) mais aussi, plus naturellement peut-être, avec le terrain de jeu ouvert d’un Jacques Rozier et son Du côté d’Orouët, filmé sur le littoral vendéen en 1969. Une aventure follement libre à l’époque qui révéla la verve comique d’un Bernard Menez que Brac ramène à l’écran (avec Vincent Macaigne) dans un contre-emploi quand il tourne Tonnerre (2013), un premier long métrage tout en ruptures de ton qui allie les sables mouvants du drame passionnel et l’énergie sombre du polar. Avant, il y avait eu le moyen métrage Un monde sans femmes (2012) dans lequel le réalisateur rassemblait dans une petite station balnéaire des esseulés de l’amour qui vivaient une parenthèse estivale faite d’élans aussi fragiles qu’éphémères. Déjà, par le recours à plusieurs habitants de la ville qui se mêlaient aux comédiens professionnels pour apporter un supplément de réel, l’hybridité du récit était revendiquée, brouillant la frontière entre les genres, un sillon que le cinéaste ne cessera de creuser par la suite avec bonheur.
Guillaume Brac se méfie de la dictature du scénario et de ses impératifs contraignants. Pour lui, le plateau de tournage est avant tout un lieu où laisser entrer la vie et capturer les miroitements évanescents de l’existence. Par la suite, tout se joue au montage dans un rapport plus serré à l’écriture et la construction minutieuse d’un temps qui avance par blocs de réel, privilégiant souvent le plan-séquence afin de donner aux interprètes la liberté de mouvement nécessaire pour accéder à une plus grande vérité. Deux des plus stimulantes réussites du cinéaste, une du côté du documentaire (L’île au trésor, 2018) et l’autre sur le versant de la fiction (À l’abordage, 2020) mettent ainsi en valeur une méthode de travail faussement relâchée qui se structure à même la versatilité des individus et la porosité des lieux dans lesquels ils sont immergés. Et ce n’est bien sûr pas un hasard si les états fluctuants de la jeunesse se retrouvent au centre des préoccupations du cinéaste, car c’est dans la captation entêtée de ces moments transitoires de la vie que l’approche de Brac se fait la plus incisive. Et ce, avec une caméra sans cesse à l’affût, qui accueille les corps désirants dans des lieux de détente ouverts à tous les impromptus, quitte à ce que réalisateur provoque parfois les situations pour approcher l’indicible.
L’île au trésor (2018) / Conte de juillet – L’amie du dimanche (2017)
Pour À l’abordage, Brac a élaboré son scénario en amont avec plusieurs élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, d’où la vitalité d’une écriture nourrie à même la langue et les expériences des interprètes, tout en laissant à l’occasion la part belle à l’improvisation. En mettant en présence (comme le conservatoire le fait d’ailleurs lui-même dans la composition de ses classes) des individus issus de milieux différents qui vont, le temps d’un été passé dans un camping de la Drôme, échapper à leur « assignation sociale », le cinéaste façonne l’espace politique d’une France qui aurait dépassé ses clivages pour dessiner les contours d’une douce utopie ouvrant sur des expériences formatrices et une cohabitation bienveillante. Tout bon analyste des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales trouverait sans doute à redire. Mais si Brac semble occulter un peu trop facilement les aspérités d’un champ social structuré avant tout par les conflits, peut-être peut-on voir aussi dans le désir du cinéaste de faire se côtoyer provisoirement différentes jeunesses peu enclines d’habitude à se rencontrer, une volonté de ramener de l’affect à l’avant-plan. Affects qui passent par le langage, l’expression de certaines angoisses contemporaines, mais surtout par les corps en mouvement, par les phénomènes d’attraction qui les animent et les pas de côté qu’ils s’autorisent maladroitement, redonnant ainsi de l’épaisseur et de la complexité au réel sans tomber dans les pièges identitaires. Là se situe l’intérêt du cinéma de Guillaume Brac, dans cette envie de créer du lien social, dans cette croyance en une mosaïque humaine en quête d’un commun.
À l’abordage (2020)
C’est sans doute dans L’île au trésor que cette disponibilité du regard basée avant tout sur l’intuition trouve sa plus noble expression. En investissant un lieu comme la base de loisirs de Cergy qu’il a fréquentée jadis, le cinéaste se rapproche de la démarche d’un Nicolas Philibert qui révèle dans ses films par petites touches les multiples facettes d’un milieu placé sous observation. Les deux cinéastes abordent leur pratique « à l’aveugle », défrichant sans a priori un espace qui révèle peu à peu ses multiples strates. D’où l’impression que L’île au trésor fonctionne par cercles concentriques, qui viendraient doucement agiter la surface d’un plan d’eau. Le film est une ode à l’éternité de l’enfance (dont celle du réalisateur), comme le montre la séquence finale autour de l’idée de transmission au sein d’une fratrie. Mais en ouvrant sur un groupe de gamins resquilleurs qui tentent de pénétrer sur le site sans payer, le film est aussi une ode à la transgression, en opposition à la loi et son obsession sécuritaire, présente à travers le dispositif de surveillance en place et ses acteurs sociaux. Ces jeunes sont notre porte d’entrée dans un monde qu’une multitude d’individus, jeunes et moins jeunes, s’approprient dans la splendeur de l’été et son temps suspendu. Scènes de drague, éblouissements de l’enfance, chassés-croisés ludiques d’une faune estivale en quête d’aventures : la caméra filme « l’île au trésor » de tous les désirs en plans souvent larges qui ouvrent le regard et font office d’embrayeurs de fiction. Mais l’île, lieu métaphorique par excellence, a aussi son contrechamp, elle est pour certains un refuge loin des rumeurs d’un monde parcouru de violents soubresauts (exilés afghans, veilleur de nuit africain ayant fui son pays d’origine, immigrant russe qui trouve la paix auprès des cygnes), voire un lieu d’exhibitionnisme où un homme attiré par la caméra finit par se risquer sur le terrain d’une confession pour le moins ambiguë. De ces micro-récits, le cinéma organique de Guillaume Brac tire une matière foisonnante à la beauté diffuse et à vocation universelle, offrant le portrait en coupe d’une France où la banlieue se met en scène dans toute sa diversité, donnant parfois lieu à des situations drolatiques, notamment entre les enfants et les adolescents dans leur interaction avec les gardiens du lieu. L’air de rien, baignant dans une lumière d’été à la palette frémissante, le cinéma de Guillaume Brac transfigure le quotidien, mobilisant le sensible pour attiser les flux d’intensités qui le traversent.
22 septembre 2021