Suzan Pitt : Portrait d’une artiste en animatrice.
par Nicolas Thys
Bien que son nom soit encore trop peu cité en dehors de la scène nord-américaine voire mexicaine, Suzan Pitt réalise des films d’animation depuis 47 ans. Les 6 premiers, créés entre 1970 et 1973, restent difficiles à trouver aujourd’hui. Ce sont des productions courtes en 16mm, films ou publicités, utilisant peinture, pixilation ou papier découpé. C’est peut-être parce qu’ils s’inscrivent dans une pratique artistique beaucoup plus large, dont l’animation n’est qu’une des formes, qu’elle a pu être tenue à l’écart d’une partie de la profession. Aux confins entre la peinture, les expérimentations plastiques, le théâtre ou l’opéra, son œuvre est protéiforme et importante mais son dernier film sélectionné aux festivals d’Annecy ou de Zagreb par exemple remonte à 1979 et reste celui qui a eu le plus de succès à l’international : Asparagus. Et, à voir les remerciements au générique de son film, attribués à des personnalités comme Peter Hutton ou Robert Gardner, on comprend que le milieu dans lequel elle a d’abord évolué et qui l’a influencé est celui d’un certain cinéma underground new-yorkais bien avant d’être celui de l’animation[1]. Son intérêt pour les mouvements liés à l’Expanded Cinema, et qui la mènera à produire plusieurs performances et installations, en porte aussi la trace.
C’est pour cela qu’il est important aujourd’hui de redécouvrir ses films. Les artistes, surtout ceux qui sont à la croisée de différents domaines, devraient pouvoir passer de l’un à l’autre sans être enfermés dans des groupes aux frontières trop peu poreuses.
« I realised the paintings that I was making, the figures i was painting in the late 60’s middle 60’s, were actually images that had an implied past and future. »
Suzan Pitt prononce cette phrase dans un documentaire qui lui est consacré et que ses enfants, Laura et Blue Kraning, ont réalisé en 2007, Persistance of vision. Elle en est venue à faire du cinéma d’animation par nécessité de donner une temporalité plus importante à ses toiles peintes, aux personnages qu’elle imaginait et auxquels il lui semblait important de donner vie car eux aussi ont leur propre univers, leur histoire. Après ses premiers films en 16mm, dans lesquels elle manifeste déjà une sensibilité qui lui fait toucher à différentes techniques, elle se procure un stand Oxberry 35mm et elle commence à faire se mouvoir ses images, ses rêves et ses cauchemars, image par image, à raison de 12 par seconde. De manière surprenante pour une autodidacte en animation, elle a donné forme à ce qu’elle voyait sans jamais hésiter à varier les formes selon ses besoins et ses idées. Autour d’une base picturale, elle a entremêlé pâte à modeler, images photographiques, animation de sable, pastel, ou gravure et peinture sur pellicule au long de ses cinq films majeurs : Asparagus, Joy street, El Doctor, Visitation et Pinball.
A chaque fois elle nous fait pénétrer ses mondes imaginaires, perturbés, érotiques ou désespérés de manière singulière. Dans Asparagus, après avoir parcouru la jambe d’une pin-up, la langue d’un serpent l’annonce en dessinant son nom autour d’un cercle, cerceau sur lequel se meut le corps de l’animal. Puis, elle nous fait passer de l’autre côté dans un joli jeu de formats, une double fenêtre. Là on suit les fantaisies fantasmatiques d’une femme sans visage, de dos ou masquée, qui commence son parcours onirique en allant déféquer des asperges qui reviendront plus loin comme un étrange symbole phallique. Si n’importe quel psychanalyste s’en donnerait à cœur joie, on ne s’orientera pas dans cette direction. L’important n’est pas d’expliquer mais de se laisser porter dans des hallucinations qui rappellent parfois Magritte ou quelque peintre surréaliste. Son trait, personnel et multiforme, aime à s’embarrasser de détails, points colorés clignotants, courbes voluptueuses, objets inutiles, dont beaucoup d’animateurs, enclins à une efficacité qui appelle un certain minimalisme, se passeraient bien. De plus, son travail sur plusieurs couches, ses créatures se déplaçant tantôt lentement, tantôt de façon répétitive, contribuent à perdre le spectateur en créant des espaces gigognes ou incongrus. Des espaces parfois mixtes comme ce théâtre où le volume de la pâte à modeler rencontre le tourbillon d’une scène d’abord 2D puis 3D qui projettera des monstruosités dessinées figurant plusieurs dimensions en une seule. Elle utilise des lieux, des objets qu’on reconnait mais dont la familiarité nous échappe à un moment où à un autre à l’aide de changements d’échelle de plan, de dépravations des perspectives comme des mouvements. On retiendra notamment une impossible maison de poupée ou de gigantesques végétaux colorés que la femme à la fenêtre voit défiler, leitmotiv de toute son œuvre. Le mouvement c’est aussi un changement d’état qui ne passe pas nécessairement par une métamorphose fluide mais induit la création de fantômes que vient accompagner une musique, synthétique autant que parcimonieuse : une note sourde, tenue, parfois suffit. Elle reprendra ce motif sonore par la suite.
On ne ressort pas juste fasciné par ce rêve étrange d’une femme peut-être inconnue dans lequel Suzan Pitt nous fait pénétrer. Ce serait trop simple. On ressort surtout fasciné par le naturel d’une animation aussi réaliste que surnaturelle. A noter que le film aura figuré en première partie d’Eraserhead de David Lynch lors des Midnight show circuits à sa sortie et ce n’est pas un hasard : les deux œuvres sont aussi lointaines que proches, complémentaires en somme.
Plus de 15 ans après elle réalise Joy Street. Entre temps, elle aura travaillé sur deux vidéos clips, réalisé quelques vidéos animées pour la télévision et dirigé en Allemagne une Damnation de Faust par Berlioz, opéra-animé qu’elle décrit ainsi :
« The first “animation opera” in the history of opera design. Films were projected on front and rear screens built into the stage. These films became the psychological “under story” of the narrative development of Berlioz’s opera. Some were tightly synchronized to the orchestra (conducted by Gerd Albrecht) and some were used as backdrops. These were interspersed with large scenic paintings. »
Autant Asparagus était coloré, autant Joy street, au moins au début, est son inverse total. D’un univers naïf, peut-être quelque peu angoissé mais pas angoissant, elle passe à un expressionnisme radical et torturé. Profonde noirceur, espaces désarticulés, caligarisme géométrique, ombres menaçantes, Suzan Pitt pousse le stade dépressif de sa maladive héroïne le plus loin possible. Et plutôt que d’utiliser une seconde technique d’animation, elle va créer un univers hybride avec ajout de prises de vues photographiques sur lesquelles ses dessins et peintures se greffent le plus naturellement du monde. Mais le film n’est pas tant sur la neurasthénie suicidaire d’une femme que sur sa rédemption miraculeuse. Et, puisqu’elle habite « Joy street », il pouvait difficilement en être autrement !
Ce miracle viendra d’une souris. Une souris animée aux mouvements grotesques. Un Mickey à l’apparence d’un Terry-toon qu’on croirait animée par un Tex Avery modéré par les frères Fleischer. C’est dire si elle vient de nulle-part. C’est comme si en prenant vie – puisqu’elle ornait jusque-là un banal cendrier – elle découvrait sa malléabilité et qu’elle apprenait à maitriser toutes les potentialités élastiques de son corps sans vraiment y parvenir. Un toon mou, innocent, sans ossature, qui vient au monde sans comprendre ce qu’il est : c’est ce à quoi Suzan Pitt nous confronte. Un corps aux couleurs chaudes qui contraste avec la grisaille générale, comme un nouveau-né découvrant tout autour de lui, et qui prendra la couleur macabre des lieux en découvrant la femme morte pour, ensuite, mieux la faire revenir à la vie. C’est la naissance d’un être animé qui va ressusciter l’humain devenu raide et avec lui, un univers un peu trop statique, balayé de grands mouvements de caméra sur un fond quasi immobile et bercé d’une musique une fois encore d’une lenteur exacerbée.
Et après une grande séquence de cauchemar peinte, vient la renaissance. Elle est une fois encore proposée à l’aide d’un univers végétal chatoyant dans lequel vit une faune des plus originales. Quelques années auparavant, Suzan Pitt avait parcouru l’Amérique latine et peint de nombreuses peintures murales et toiles autour de ce même thème et c’est aussi ce qu’elle fait transparaitre dans son film en créant une sorte de farandole joyeuse mouvante et dynamique. Finalement, dans Joy street, l’animation est un peu comme le pansement du monde. Et c’est une idée qu’on aime beaucoup !
Une fois encore, la réalisation de son film suivant, El Doctor, lui aura pris plusieurs années. Entre temps, elle aura réalisé la première saison d’une courte série TV animée pour les plus petits intitulée Troubles the cat.
Elle revient donc en 2006 avec son film le plus narratif écrit par son fils, Blue Kraning. Pour El Doctor, Suzan Pitt mélange en quelque sorte l’extravagance onirique d’Asparagus avec la mélancolie macabre de Joy street mais dans une esthétique complètement différente. Le trait graphique rappellera par moment et en plus lisse, Igor Kovalyov ou certains estoniens comme Priit Parn. L’histoire est en apparence facile : au Mexique, un médecin alcoolique est incapable de s’occuper de patients qu’il délaisse lorsqu’ils ne les laissent pas mourir. Et ce, jusqu’au moment où, sur le point de tout laisser tomber, il est surpris par une sorte d’illumination mystique qui lui vient de la Sainte Patronne du Vide ! En prise de vues réelles, on imagine assez aisément ce qu’on verrait. Mais là, on est dans un tout autre type d’univers et d’imaginaire. Un blessé arrive plus troué qu’un morceau d’Emmental, une petite fille voit des fleurs lui pousser sur le corps, un malade a besoin qu’on lui réajuste d’interminables et élastiques intestins en une pelote bien faite et une femme « se prend » pour une jument … ou plutôt une jument se prend pour une femme vu que la chimère sur le lit d’hôpital est dotée d’une tête d’équidé avec toutes les mimiques poussives d’un humain caricaturé. Mais surtout, la révélation divine du médecin est en fait un renversement de perspective : la peur d’une maladie incurable devient miracle, les années d’expériences laissent place à l’intuition, l’amour vient là où nul ne l’attend. Et tout ça le rend gourou et heureux. Réalisme magique oblige – on est au Mexique, la réalisatrice aime ce pays et nous le fait sentir – des mondes improbables s’entrechoquent, permutent, se rencontrent et avec eux, de nouvelles possibilités formelles apparaissent. C’est comme-ci, le récit étant bien plus construit qu’auparavant, il fallait compenser ce canevas narratif carré, rigide, (problématique ?) par un entrelacement de techniques d’animation instaurant une forme de liberté à l’ensemble. Ainsi, l’image d’un pare-brise devient sable fin, le cheval prend une autre dimension chiffonnée et pastel, et le négatif d’une image toujours remplie s’affirme avec, pendant quelques instants, juste des contours et quelques lignes gravées sur pellicule.
El Doctor était son premier film entièrement construit autour d’une histoire, ce sera peut-être son dernier. Les deux suivants, Visitation (2011) et Pinball (2013) prenant un chemin contraire, vers une abstraction toujours plus forte.
Visitation est encore enserré entre deux fragments narratifs qui laissent s’échapper des âmes et des esprits. Le film débute et se conclut sur une voix-off, faible et inquiétante, qui parle de la vie et de la mort depuis un spectre blanc entouré de noir jusqu’à un final du même ordre. Si Pinball rejoue le versant coloré de son œuvre, ce film-ci en capture l’essence macabre et gothique. Pour ce faire, Pitt quitte son Oxberry, le confort du 35mm et revient, sur les conseils de Peter Hutton, au format 16mm à partir d’une pellicule en 200 ASA qui lui confère une texture plus granuleuse, quelque chose d’organique et un contraste plus appuyé également. Ajouté au noir et blanc intégral, charbonneux et éthéré du film, le grain participe au cauchemar dans lequel on s’engouffre et il empêche le regard de pénétrer en profondeur ou de s’attarder sur trop de détails. On est coincé dans un paysage inquiétant, perdu dans les méandres d’espaces reconnaissables et épurés jusqu’à une vague renaissance finale. On a là une version cruelle et nocturne d’Afterlife, plus matérielle aussi, sans réelle échappatoire et dans lequel des créatures sombres, sans visage, dont il ne reste plus que les ombres errent en des lieux indiscernables. Utilisant beaucoup le papier découpé ou du fusain, et utilisant certains procédés un peu passé de mode comme les surimpressions, Suzan Pitt crée un univers étrange qui rappelle aussi ce royaume des ombres décrit par Maxime Gorki. Ce faisant, elle rejoue aussi à sa manière les procédés chimiques – mystiques, alchimiques et magiques pour certains – du cinéma et de l’image animée.
A l’opposé, Pinball peut être perçu à la fois comme un hommage de Suzan Pitt à une forme d’avant-garde qu’elle admire mais aussi comme la quintessence de ce que son travail de peintre doit à l’animation et réciproquement. Il s’agit d’un montage de ses peintures et dessins, le plus souvent réduits à des détails largement grossis et agencés de manière à faire apparaitre certains motifs récurrent qui en viennent à produire du mouvement à force de les faire évoluer les uns par rapport aux autres dans diverses positions. Cela peut-être un point ou un cercle au centre au centre de l’écran. C’est parfois quelques formes plus humanoïdes et globales même si on ne voit jamais les dessins dans leur totalité. C’est également quelques lignes et quelques traits qui balafrent l’ensemble dans un rythme imposé par le nombre de photogrammes utilisés. On est ici parfois proche des réflexions d’un Paul Bush qui se serait adonné davantage à la peinture plutôt qu’aux objets en volume… mais pas tout à fait non plus. Suzan Pitt joue avec les correspondances de couleurs mais surtout elle ose par moment briser les harmonies. D’une part en utilisant une animation plus limitée qui rompt la fluidité initiale et d’autre part, elle s’aventure dans des jeux de textures plus incongrues. Selon le matériau d’origine utilisé, on verra les légers filaments de la toile ou l’aspect plus lisse du papier ou du carton, la douceur et la légèreté face au côté brut et rugueux, les deux se mariant dans un effet choc qui déstabilise le regard par moment, en rompant là aussi la continuité de l’enchainement.
Mais surtout, la partition utilisée n’est pas anodine et dit beaucoup du film. Il s’agit de la réécriture en 1952 par le compositeur lui-même du Ballet mécanique de George Antheil. Ballet mécanique qui devait à l’origine être utilisé par Fernand Léger et Dudley Murphy pour accompagner leur film au titre homonyme, chef-d’œuvre des avant-gardes françaises des années 1920, avant que de nombreuses difficultés les en empêchent. D’une certaine manière Suzan Pitt réalise ici un ballet mécanique très personnel – une réécriture ? Si le film des années 1920 agissait comme un kaléïdoscope, celui-là réagit tel un flipper : en regardant les dessins virevolter dans tous les sens, en cherchant un contrôle qui n’arrivera jamais, le tout en cherchant le mouvement perpétuel et en utilisant des figures simples : point, ligne, plan !
Aujourd’hui, Suzan Pitt enseigne dans le programme d’animation expérimentale de CalArts. Peut-être prépare-t-elle aussi un nouveau film ? A cette occasion, le monde de l’animation tout entier pourrait enfin lui rendre l’hommage qu’elle mérite.
DVD sorti le 15 mars 2017 : Suzan Pitt – Animated film, RE:VOIR, Zone 0 Interzone, Anglais avec sous-titres français, 119min. Contient : Asparagus, Street joy, El Doctor, Visitation, Pinball. Suppléments : Persistence of Vision, a film by Blue And Laura Kraning. Tarif : 19,90€. Disponible sur le site de l’éditeur : Re:Voir.
[1] Ce que confirme également l’édition DVD française de ces films puisque Re:Voir possède avant tout un catalogue de films expérimentaux comme ceux de Jonas Mekas, Maya Deren, Stan Brakhage, Robert Breer ou Peter Gidal.
17 avril 2017