Tango choc
par Robert Lévesque
Le 28 octobre 1972, dans sa chronique au New Yorker, Pauline Kael s’enthousiasma, treize longs paragraphes durant. Ses fidèles lecteurs (les « Paulettes») s’en souviendraient longtemps de l’effet choc du Dernier tango à Paris sur la démolisseuse héroïque ; l’article était fameux (on le retrouva dans Reeling, recueil de ses critiques des années 1972-1975 chez Little Brown & Company en 1976, et dans ses Chroniques européennes parues chez Sonatine en 2010), elle y donnait le meilleur que peut donner une critique libre de toute attache, exigeante, connaisseuse, passionnée, sévère, implacable, subjective, mais précise, structurée et talentueuse. Ah… Pauline K.!
La maladie de Parkinson, le Massachusetts, la retraite en 1991, la mort en 2001, exit Pauline K., mais voilà une critique entrée dans la légende (et au Dictionnaire de la pensée du cinéma). Pourquoi ? Parce qu’elle détestait, parce qu’elle s’enflammait, et bien, elle était dans les salles obscures une spectatrice agitée, au boulot une femme à la plume vivante et cruelle, elle s’en donnait à coeur joie dans le magasin, prenait à partie des confrères, parfois s’adressant au cinéaste (à Godard : « plus vos films sont marxistes, plus votre public est celui des classes aisées »), toujours elle aimait le cinéma avec une terrible honnêteté envers elle-même et de l’esprit (the wit) à l’égal d’une Dorothy Parker, et je me sens soudain, évoquant son souvenir, comme un militaire à la retraite regrettant les heures des grandes batailles, un de ces colonel Ronchonnot qu’incarnait Noël Roquevert en ayant toujours une réplique pour lâcher sec qu’il n’y en aurait plus des comme ça, que ce ne serait plus comme avant, qu’on n’en connaîtrait plus de vraies guerres…!
Mais revenons au choc du Dernier tango à Paris (qu’on regardera le 17 mars à 22 heures sur Ciné-Pop). Pauline Kael l’avait vu le 14 octobre 1972 à la soirée de clôture du Festival du film de New York et elle avait eu quelques jours pour rédiger sa critique sans perdre de cet enthousiasme envers le film de Bertolucci et Brando qu’elle encensa sans réserve (« un film qui m’a fait l’effet le plus puissant de tous les films que j’ai vus depuis vingt ans que j’écris sur le cinéma »). Kael était pour ainsi dire au front car le film, qui sera interdit en Italie, n’était sorti nulle part encore et ne le serait à Paris que le 15 décembre, classé X. D’entrée de jeu, emportée, elle osa comparer la présentation du film avec la première du Sacre du printemps de Stravinski, liant les dates du 14 octobre 1972 et du 29 mai 1913, c’est dire…, mais pour regretter aussitôt qu’il n’y ait pas de bataille du Tango qui s’engage : « il n’y a pas eu d’émeute, et personne n’a rien lancé sur l’écran, mais on peut affirmer sans se tromper que le public était en état de choc, car ce film possède le même pouvoir hypnotique que Le Sacre, la même force primitive, le même érotisme brutal et insistant ».
Ce cru Bertolucci sur la sexualité brute qui jaillit entre deux inconnus (un homme fait et une fille en fleur qui se croisent dans un appartement parisien à louer) n’allait être mis à l’affiche à New York qu’en janvier 1973 et Pauline Kael se rassurait, en quelque sorte, en prédisant qu’il aurait alors sa horde de détracteurs, car il représentait à ses yeux un changement radical (dans le filon du sexe à l’écran, étant audacieusement d’un érotisme graveleux) pour être sans heurts accepté par le public. Elle attendait le combat sans être dupe à propos de la capacité de scandale (qu’André Breton estimait disparue : « c’est triste, dit-il à Bunuel en 1955, mais le scandale n’existe plus »), mais espérant tout de même un affrontement, tel ce scandale du Sacre, à l’instar de la bataille d’Hernani de 1830 ou celle des Paravents de Genet qui en 1966 venait d’avoir lieu à Paris. « Même si les Américains semblent avoir perdu leur capacité à être choqués, écrivait-elle, et même si le public du Festival n’est probablement pas suffisamment sûr de lui pour admettre l’avoir été, cela aurait sans doute facilité les choses de pouvoir lancer des tomate ». Chère Pauline K. qui aurait voulu (ne serait-ce qu’à cause de la scène de sodomie au beurre…) qu’on s’en prenne à un film qu’elle aimait tant ! Elle attendit en vain sa bataille du Tango. Armée. Altière.
Ce film est incontestablement un chef-d’oeuvre. D’une beauté tragique et glauque, au parfum baudelairien. La « grande prêtresse » de la critique cinématographique américaine y était allé un peu fort avec le Sacre (dont la chorégraphie de Nijinski cassa la baraque du ballet, plus que le scénario de Bertolucci cassa celle du cinéma) mais elle sut écrire, inspirée : ce film est un camaïeu marron beige orange et rose de la fin de l’après-midi le rose d’une chair drainée de sang, rose cadavérique.
La bande-annonce du Dernier Tango à Paris
14 mars 2013