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Chroniques

Un contemporain capital

par Robert Lévesque

Là, tout de même, il y a une limite défoncée ; on ne peut pas écrire n’importe quoi ! J’ai sursauté sur sept mots en lisant l’article d’Odile Tremblay sur la mort de Patrice Chéreau, article accessoire et insuffisant, insignifiant, imparfait, inutile, paru à la une du Devoir le 8 octobre dernier. Je ne sursaute plus lorsqu’il m’arrive (c’est devenu si rare) de lire les papiers d’Odile, car, copains comme cochons quand nos bureaux se faisaient face dans la salle de rédaction du Devoir, nous n’avons jamais eu grand-chose en commun question cinéma ; elle ne peut rien m’apprendre en la matière ; elle écrit d’une manière qui m’indiffère. De plus, depuis 1999, L’humanité nous sépare, si je puis dire, car elle a écrit des bêtises impardonnables sur ce chef-d’œuvre de Bruno Dumont.

Ces sept mots, donc, m’ont rappelé qu’elle écrit vraiment n’importe quoi. Dans les clichés d’usage du papier d’ordre obituaire vite torché, on pouvait lire ceci : « longtemps associé aux vertiges de Mai 68 ». Longtemps ? Aux vertiges ? Chéreau soixante-huitard ? S’il est un artiste français que l’on ne peut relier aux événements de la rigolade révolutionnaire de cet ancien été et de l’année qui suivit, c’est bien Chéreau.

Comme Genet, comme Pasolini, Chéreau ne prit pas au sérieux la foirade verbale où la jeunesse voulut faire peur au père De Gaulle en s’envoyant le pavé en l’air et en fumant de la rhétorique révolutionnaire jusqu’à plus souffle. Il n’était pas de cette euphorie superficielle, de ces Saint-Just fumant le hash des Katangais. Par contre, au début des années soixante, lycéen, il participa aux manifestations contre la guerre d’Algérie et en particulier celle du métro Charonne où les CRS tuèrent neuf hommes en 1962 l’horrifia ; il avait 18 ans. En 1966, il affrontait les paras menés par Jean-Marie Le Pen qui lançaient des insultes et des pierres devant le Théâtre de l’Odéon où l’on créait Les Paravents de Genet. Il avait alors 22 ans et le théâtre était alors devenu tout pour lui. Tout. Son désir, son but, sa vie. Au lycée Louis-le-Grand, il s’était démarqué du théâtre étudiant en dirigeant avec fougue une courte pièce méconnue d’Hugo, L’Intervention, un acte écrit en exil sur la condition miséreuse des ouvriers au XIXe siècle, et déjà, c’était Marivaux ou rien avec L’héritier du village, une farce cruelle sur la perte des illusions qui, à la création en 1725, avait été jouée quatre soirs sans succès, sans nom d’auteur, mais que plus tard dans sa Dramaturgie de Hambourg, Lessing allait admirer.

Dans un entretien avec René Solis à Libération, trente ans après Mai 68, Chéreau, dont la pensée traversait des siècles de théâtre en cherchant à atteindre le point présent, raconta que son seul épisode personnel et anecdotique le reliant aux événements de Mai 68 s’était déroulé un soir sur le boulevard Saint-Michel alors que lui et Copi se promenaient le bras sur l’épaule et qu’on les tabassa, leur cassant la gueule, sans qu’il se souvienne trop bien du camp des agresseurs…

Non seulement Chéreau ne fut pas un soixante-huitard, il accepta, l’été fini, d’aller travailler à l’Odéon alors que le mot d’ordre des soixante-huitards et de l’intelligentsia de gauche était de boycotter ce théâtre symbole de la bourgeoisie, d’où Malraux avait chassé Barrault au motif qu’il avait pris fait et cause pour les étudiants qui avaient envahi la salle. Il y monta un Richard II sévère et gris traversé des voix de la Callas et de Janis Joplin. Puis, à l’invitation de l’administrateur Paolo Grassi, il filera travailler au Piccolo Teatro de Milan alors même que le fondateur, le grand Giorgio Strehler, venait de démissionner de façon retentissante pour former dans l’esprit de Mai 68 un groupe de théâtre militant, « Teatro et Azione » (au même moment où Godard virait à gauche toute avec Le vent d’est et Jusqu’à la victoire). Sur la scène du Piccolo, à 26 ans, Chéreau allait faire exulter d’émotion des salles éblouies par les furies de ses intuitions théâtrales somptueuses qui donnèrent entre autres fabuleux spectacles (portés aux nues par ceux qui en furent témoins) La Finta Serva de Marivaux et la Lulu de Wedekind. Et puis il y aurait La Dispute de Marivaux à Villeurbanne, spectacle mythique s’il en est, et puis le reste, le Ring de Wagner à Bayreuth, hué et entré dans la légende, les quatre Koltès des années 80 et 90 (un sommet de la dramaturgie française de la fin du vingtième siècle, écho des Claudel du début du même siècle), le Lucio Silla de Mozart dirigé par Sylvain Cambreling à la Scala et à la Monnaie de Bruxelles, et les films, L’Homme blessé, La Reine Margot avec Adjani, Son frère, et cette prouesse élégiaque de Ceux qui m’aiment prendront le train

Quand je pense à Patrice Chéreau, depuis qu’il est mort, des scènes de théâtre reviennent me hanter (Valmont et la Merteuil dans Quartett d’Heiner Muller vu à Nanterre en 1985, Roland Bertin adipeux, Michelle Marquais chétive, carcasses décaties mais humaines dans le décor de Lucio Silla que l’on devinait, rangé au fond de la scène) et des séquences de films dont celle-ci dans La Chair de l’orchidée, instant qui m’habite : Signoret l’air d’une Thénardier circule dans une salle de cinéma qui semble avoir été celle d’un théâtre, ou d’un cirque, des poules au parterre, sur la scène des chaudières, le toit coule…

Il me semble que tout l’amour du théâtre et du cinéma, ses écritures entremêlées, ses passions croisées, tout l’amour du jeu de l’acteur et du drame du monde et du mouvement furtif et des corps livrés, tout ce désir d’une vision dramatique, ou cinématographique, qui soit à la hauteur de l’art le plus exaltant – vissi d’arte – , ce désir qui peut atteindre au plus haut, au plus inatteignable point de beauté, c’était ça, l’art phénoménal de Patrice Chéreau… Il n’est plus là. Restent dans la mémoire des spectateurs des instants inoubliables échappés de son éphémère théâtre, restent imprimées et animées de délicate anxiété ces scènes de films si noirs de ton qu’avec le temps on retrouvera toujours hantées, intactes, intenses, vives, féroces, belles, signées.

C’était le plus grand metteur en scène de théâtre de son époque, le plus sombre et le plus génial des artistes entiers, un très grand metteur en scène d’opéra, c’était un artiste pur et volontaire, demeuré jeune (un enfant expérimenté disait Peter Brook), qui osa tenter de faire hors de la scène un cinéma dramatique qui lui ressemble, qui ressemble à son théâtre et rassemble son désir, le désir, ce désir qui rejoint et imprègne le regardeur intelligent.

Je revois encore à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, à l’été 1985, ses étudiants de Nanterre jouant Platonov, la pièce à part dans l’œuvre de Tchekhov, inachevée, ce matériau qu’il rendait actuel, accordé au présent, intense, et avec lequel il allait tourner Hôtel de France, un film qui ne ressemble à aucun autre, un film de fougue, une véhémence, une violence sentimentale, le sentiment qui résume l’art de cet iconoclaste angoissé et poli.

La mort de Chéreau m’a d’autant plus ému que cet homme, ai-je appris un jour, était né le lendemain de ma naissance, je n’avais qu’un jour de plus que lui ; combien en aurai-je de plus dorénavant ? Nous ne vieillirons pas ensemble…, il aura été longtemps mon exact contemporain, un contemporain capital, comme la jeunesse d’antan le disait de Gide avant les guerres…


17 octobre 2013