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Chroniques

Une adolescence en Godardie

par Robert Lévesque

Avoir 15 ans en 1964 à Lyon et voir À bout de souffle au ciné-club d’une Maison des jeunes en chantier : voilà le point de départ d’un roman qui paraît aujourd’hui alors que Godard est toujours de ce monde et qu’il fascine encore, le vieux, l’octogénaire d’Adieu au langage. Aux études savantasses, aux essais et excès analytiques, au délire cinéphilique, voilà du simplement réjouissant, du frais, du melon d’eau, un roman léger et quasi de la chick lit, car c’est une femme qui imagine cette adolescente d’hier découvrant ce film-là et qui en pince aussitôt pour le bel Belmondo et qui dès lors va se prendre un peu pour Jean Seberg… Jusque-là, la jouvencelle, pour avoir vu West Side Story, était amoureuse de George Chakiris, c’est vous dire… Godard ? Son nom le disait, God-Art, et ce premier film d’icelui, c’est l’évangile qui la réveilla. Finies les bibliothèques roses ou vertes…

Ce roman, Et elles croyaient en Jean-Luc Godard, je l’ai dévoré comme un fruit, encore que je n’en ai mangé que la moitié, la première qui va de 1964 à 1968, d’À bout de souffle à Week-end. La seconde, qui nous mènera de 1969 à aujourd’hui, je me la réserve pour une autre plage de temps car lire ce bouquin qui pétarade au rythme d’une bande de copines découvrant Godard, donc le cinéma, puis les garçons, donc la bagatelle, ça demande des vacances, on fout le boulot à part un jour entier, on prend du retard, on s’isole dans sa salle obscure.

Ce n’est pas de la littérature, on s’entend, et Chantal Pelletier, qui signe la bluette, n’est pas une Gavalda et heureusement pas une Pancol, mais elle nous a par la vitesse, le surf des phrases, le souffle que sa plume fine dégage pour filer l’incroyable légèreté d’une gosse de 15 ans qui va atteindre ses 18 ans en mai 68, sans qu’elle soit un chouia chiante et toujours fidèle à son Jean-Luc même dans ses amours d’un jour, en bandes, en colo ou en duo.

Ça va comme suit : aussitôt le choc Belmondo-Patricia-Herald Tribune-musique de Martial Solal absorbé, elle va avec ses copines Marie et Clo (elle – protagoniste en herbe – c’est Anne) se ruer sur Bande à part, mais ses copines, dis donc, elles aiment moins, soudain ; tant pis, elle n’a rien à faire de leurs critiques, elle aime, elle vit sa vie, une fille est une fille, elle danse le twist, elle a un Teppaz sur lequel joue Ray Charles, elle en a marre des concerts à la salle Rameau avec papa-maman, elle sait marcher sur les mains pour au moins trois pas, elle dévore le ciné et pas que du Godard, elle trouve Bardot la plus belle femme du monde en sortant de La vérité, elle a vu Zazie, elle a suivi Cléo, et quand elles se rabibochent, Marie, Clo et elle, c’est devant Jules et Jim : elles jurent qu’elle ne se marieront jamais.

Elle adore La foule de Piaf, qui l’emporte, elle cherche du James Dean chez les garçons, et pile poil à 16 ans, c’est sa première cuite dans le bar parental, elle va se mixer un Cointreau-Cinzano-Martini-Suze-Porto qui va la mettre au lit dans un état inouï, épouvantable. Convalescence en lisant Camus, Sartre et heureusement Vian. Puis ce sera une dernière fois les vacances en famille (elle est enfant unique) à Saint-Jean-de-Luz, salades de tomates-chipolatas. Mais, avant, elle a vu Alphaville et mesure la distance… Dubitative, elle trouve qu’Eddie Constantine est un homme, pas un garçon, elle se demande ce qu’un péquenaud qui ressemble à ceux de sa famille fait là-dedans ; ah vite Sami Frey…, qu’il vienne la chercher !

Personne ne lui a encore fait la cour pour de vrai. Sauf les dragues de gamins. Fin juillet 65, en canicule, elle retrouve ses copines pour Adieu Philippine, beau choc à trois, elles se voient à l’écran, ce sont elles qui croquent à tour de rôle le beau Michel Lambert avant qu’il ne parte en Algérie, en sortant du cinoche elles se disent qu’elles ne peuvent plus rester comme ça, qu’il faut coucher tout de même… La baraka, Anne et Marie croisent à la piscine Richard et Didier qui sont des aussi inséparables qu’elles. Clo, ses parents en voyage, leur refile l’appart. Richard avec Anne promet de « se retirer » au bon moment, mais elle n’y croit pas trop… Et ça y est, on baise, on a 16 ans, une bonne chose de faite. Formalité plus qu’amour, bien sûr.

Vient le voyage traditionnel en Allemagne chez leurs correspondantes. Couettes, moutarde sucrée, classe nature, on chante du France Gall et When the Saints go Marching in, mais un petit choc lorsqu’on remarque les miradors, l’Allemagne, on l’avait oublié, est découpée, le communisme est servi froid et on repense à Alphaville, Eddie Constantine qui parlait de frontières infranchissables, les pays extérieurs… Il ne faut plus jamais oublier Godard.

Arrive une petite dépression qui débute par un fou rire dans un car, revenant à Lyon, Anne ne va pas trouver 1966 trop joyeux. JP, on ne sait pas son nom, mais c’est son voisin de palier, celui qui l’a amenée voir À bout de souffle en 1965, plus vieux qu’elle et sensible, mais elle s’en fiche un peu. Il lui offre la reproduction d’un tableau de Nicolas de Staël, Agrigente (1954). Elle refuse le psy. Pire, Marie doit la traîner à Pierrot le Fou. Étant au plus bas, elle va remonter pendant la séance. Godard l’attrape, ne la lâche pas. Dès le générique, avec ces lettres qui dansent et ces livres de la librairie dans laquelle Bébel fait ses provisions de lecture, c’est la perfusion de vitamines. Elle lira tous ceux qu’elle n’a pas encore lus. Qu’il est beau, peinturluré, le Belmondo.

Elle lit Le deuxième sexe, sorti l’année de sa naissance, elle est en terminale, comme une montre réparée elle remarche, ce sera Made in USA et la chute en amour avec les Stones, avec les Doors, jusque là anti-Amerloques, elles se mettent à l’Assimil, Anne enfile une minijupe turquoise pour aller voir, avec JP qui est toujours son voisin, Deux ou trois choses que je sais d’elle. Une séquence la frappe, se tatoue en elle. Le gros plan de la tasse à café moussue touillée par une petite cuillère. Pourquoi donc ?

Un matin, elle trouve un mot de JP. Il est parti en Italie. Elle ne s’est pas vraiment intéressée à lui, elle panique un brin, ne sait rien de ce voisin cinéphile. Elle associe le plan de la spirale de mousse et de la petite cuillère à sa dépression passée, bien sûr, mais aussi ce ne serait pas un peu la prémonition de la disparition de JP ? Des vacances scolaires en Corse lui feront oublier cet état d’âme d’autant plus qu’elle couche avec le prof marié qui s’appelle Marc et qui fait attention en se retirant… Au retour en métropole, ils feront catleya une fois/semaine.

Soudain la pilule. Grâce à Clo, qui a parfois un médecin dans son lit, elles se passent de l’autorisation parentale. Elles sont fournies. Elles vont à Londres sans leurs mecs, disques, posters, fringues, Soho et Blow-up. Revenues libérée, Anne cesse la baise hebdo avec Marc d’autant plus qu’il lui a parlé de Lelouch, qu’il préfère à son Godard de merde. Colère. Rupture. Arrive Raoul qui fait du cinéma, enfin des courts, il en a tourné trois avec sa sœur comédienne ; il adore, que dit-il, il vénère Godard, il a adopté ses lunettes et sa façon de s’habiller, il fume des Boyards, il est épatant, il l’emmène voir Le Mépris. Aucune méprise, elle a 18 ans, ils se marient, le petit livre rouge de Mao sert de dessous-de-plat à leurs casseroles de nouilles, ils vont voir La Chinoise, ils écrivent des choses sur les murs de Paris. Anne a trouvé son Godard et Raoul sa Karina.

Et moi j’arrête ma lecture quand Prague se profile… Je ne sais pas si je me taperai un jour la seconde partie…, si oui je vous en r’cause…

 

·         Et elles croyaient en Jean-Luc Godard, Chantal Pelletier, éditions Joelle Losfeld.

 


11 mars 2015