Une escapade loin des grands films…
par Robert Lévesque
Il m’arrive certains soirs de n’avoir pas envie de regarder tel film, qui serait un chef-d’œuvre, par exemple Le septième sceau, ou Amarcord, ou Senso, ou L’année dernière à Marienbad, ou Le dernier tango à Paris, et leur préférer n’importe quoi, quelque chose de jamais vu, de pas connu (ni vu, ni connu, comme on dit en prenant la fuite), un thriller du tout-venant et même une romance, si elle n’est pas si bête que j’arrive à la supporter jusqu’au dernier baiser ; l’autre soir c’était ça, j’avais le choix à 21 heures sur TFO de me taper Jules et Jim coté 1 et j’ai sursoie ; à la place, j’ai tapé une escalope en cuisine et question cinéma, j’ai choisi de regarder ce qui démarrait à onze heures à TV5, ça s’appelait Mensch, coté au plus bas, à 5, je ne savais pas ce que c’était et à la fin, je pleurais presque quand le casseur de coffres-forts demandait à voir son gamin pour le serrer dans ses bras avant d’être embarqué dans le panier à salade…
Je n’étais pas honteux, ni malheureux, l’escalope dinde champignons grelots avait été ravigotante, le muscadet affable, et le scénario de la chose pas mal du tout : c’était un type qui n’aurait pas fait de mal à une mouche, mais qui jouissait dans l’art de l’ouverture clandestine de coffres ; monoparental, il avait un gamin qui allait à l’école et qu’une bonne dame (Myriam Boyer) gardait plus souvent qu’autrement, mais bon, il aimait vraiment son gosse et comprenait qu’il fallait mettre fin à son art dangereux. C’était d’ailleurs son dernier coup (un contrat avec un parrain de la mafia juive parisienne) et puis zut, tout avait mal tourné, mort d’hommes, etc. Le comédien (Nicolas Cazalé) avait une de ces gueules, un chien battu que l’on voudrait consoler et gaver de biscuits, un gars bien dont le père est joué (ô surprise au milieu de mon dévoiement cinématographique) par Sami Frey, acteur haut de gamme (godardien, perecien, beckettien) qui jouait pratiquement une utilité, le père honnête, commerçant en meubles anciens ou livres rares, ce n’était pas clair… Dans mon relâchement, la voix de Sami Frey me gêna comme quand on est surpris chez Dollarama…
Cette escapade loin des grands films, ce sentiment d’en avoir marre du chef-d’œuvre parfois, j’en avais lu un aveu chez Serge Daney, je me souvenais d’un de ses textes que j’ai retrouvé dans le recueil de ses articles non publiés que les éditions P.O.L. ont fait paraître en 1993, un an après sa mort, sous le titre L’Exercice a été profitable, Monsieur, titre que Daney tira d’une réplique du Moonfleet de Fritz Lang. Un texte qu’il a écrit le 26 mars 1988. Lisons-le :
« Hier, entre le soir et la nuit, face à la télé. J’abandonne très vite Huit et demi que je n’ai pourtant jamais vu mais qui m’exaspère et je me retrouve à suivre jusqu’au bout un film que je trouve objectivement mal foutu, mal raconté, mal tout : Le Verdict de Sidney Lumet. Schizophrénie de la télé : non seulement on voit ce qui n’est pas bien (pas « réussi »), mais on le voit encore mieux qu’au cinéma (le montage, par exemple), néanmoins on peut préférer voir un film raté à un film réussi. Ou plutôt : les notions de « ratage » et de « réussite » ne sont pas pertinentes à la télé. Soit le film a une force telle qu’il s’impose, soit on est dans le relatif d’un monde d’images, d’un bain imaginaire, où tout est intéressant. Cela dépend de l’humeur du moment. Hier, j’ai préféré regarder Mason et surtout Newman « composer » avec l’âge, avec tout. Lumet est le prototype du cinéaste qui ne filme du point de vue de personne, d’où une efficacité abstraite, si abstraite qu’elle confine au n’importe quoi du scénario. Il met la vitesse là où elle ne sert à rien. Un beau moment. Newman a finalement retrouvé l’infirmière qui « sait » ce qui s’est passé (Paul Newman joue un avocat qui a injustement perdu une cause dans une affaire d’erreur médicale). Elle a un beau visage de sainte syndicale (…). Et là, petit coup de cinéma chez le vieux Lumet, un peu de vraie vitesse : contrechamp sur Newman : « Will you help me ? » Elle va l’aider, non pas parce que le scénario le veut, mais parce que nous avons été à sa place (dans la mise en scène) et elle à la nôtre et que le désir qu’elle l’aide a été inscrit dans le film. Vieilles choses mais qui existent, bon dieu ! »
Que Serge Daney (qui a exercé un tel magistère auprès de ses amis, lui qui se disait « ciné-fils » et retraçait à l’écran les enfants qu’il n’a pas été – dont Antoine Doinel des Quatre cents coups, et John Mohune, le gamin qui se lie d’amitié avec un contrebandier dans Moonfleet) n’avait pas, en 1988, vu le chef-d’œuvre de Fellini (sorti en 1963), est étonnant pour tout cinéphile normal mais cela ne devrait pas surprendre celui qui pratique son Daney, un type qui n’était pas encyclopédiste, mais libre penseur et, comme l’écrit Christian Delage dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma, « le témoin et le narrateur de sa propre histoire, car il lui était nécessaire de s’assurer de la transmission de son expérience ».
En choisissant l’autre soir, dans l’humeur du moment, de regarder (et de suivre) un film jugé raté (en comparaison d’une réussite largement admise comme Jules et Jim de Truffaut), et en versant quasiment une larme quand le cambrioleur de coffres-forts embrasse son fils avant qu’on lui passe les menottes, j’étais à la place de ce doux criminel, non pas parce que le scénario le dicte, mais parce qu’il était lui aussi à la mienne, nous étions face au désir, inscrit dans le film, qu’un enfant puisse ne pas trop souffrir…
Ce Mensch, allais-je m’enquérir, est un film de 2009 signé par un acteur relégué aux seconds rôles et qui a depuis peu des velléités de réalisation. Il s’appelle Steve Suissa, il est né à Paris en 1970 et si ça se trouve, il est le fils de Danièle J. Suissa dont la carrière de metteur en scène au Rideau Vert de Montréal ne m’a laissé que des souvenirs de souffrances théâtrales absolument atroces…, et je ne parle pas de ses productions cinématographiques !
14 novembre 2013