Woody, dégage!
par Robert Lévesque
Manoel de Oliveira, Resnais et Godard sont les papys qui font de la résistance dans cette liste dressée par l’équipe de la revue 24 Images (no. 163, septembre 2013), ces 100 cinéastes qui font le cinéma contemporain. Fort bien pour eux. Un centenaire qui fait encore quelque chose de contemporain, on n’a jamais vu ça, je pense… Les deux autres, l’un né l’année de la marche sur Rome de Mussolini, l’autre quand la France évacua la Rhénanie, gardent leurs galons ; à 91 ans et 83 ans, Resnais et Godard, selon ladite liste, sont toujours dans le coup, ils renouvellent, ils font évoluer, ils redéfinissent leur art. Ouais… Le Portugais et le Suisse, certes, un peu, mais le Français au passé si impressionnant, c’est moins sûr qu’il soit dans la course encore depuis qu’il a perdu ses grands scénaristes, tous morts, m’enfin…
J’ai quand même eu un coup au cœur quand je me suis rendu compte, en la relisant cette liste (qui rassemble neuf femmes et 91 hommes), que Woody Allen n’en était pas. Écarté, le binoclard. Poussé dans les orties, l’oncle Woody ? Pourtant plus jeune que les trois papys, et plus actif aussi, on décide donc qu’il devrait laisser la place ? Dégager ? Je me suis rasséréné en pensant qu’il y avait tout de même peu de risque que l’auteur de Zelig et de Blue Jasmine soit abonné à la revue québécoise et qu’il en connaisse même l’existence. Si oui, il faudra oublier le rêve qu’après Londres, Paris, Rome, Barcelone et San Francisco, il vienne tourner quelque chose dans les rues sales et transversales de Montréal…
Il y a un autre vieux qu’on a écarté un peu impoliment du groupe des cent, le septuagénaire Raymond Depardon qui a tout de même prouvé avec La Vie moderne qu’il était toujours vif et sur la touche. Ce n’est pas parce que vous filmez des fermiers célibataires à l’heure de la soupe au fin fond de la Lozère que vous êtes sortis de table, cinéma parlant. L’œil de Raymond Depardon est encore capital.
Mais bon, une liste est une liste est une liste, il faut ce qu’il faut j’imagine, on doit, au risque d’oublier ou de se tromper, faucher quelques têtes dans le pré (Téchiné, Sokourov, cette absence de Chéreau qui vient de mourir et qui laisse dix grands films…). Cela dit, il y a des absents qu’il fait plaisir à voir, si je puis dire, en l’occurrence Denys Arcand qui, depuis Gina (il y a 38 ans), ne renouvelle plus que sa propre suffisance et son arrogance et ne fait évoluer que la machine industrielle envahissante et barbare de sa productrice de femme. Et André Forcier chez qui la redéfinition de son art n’a jamais eu lieu…, passée sa première magie, la régression balbutiante de cet indécrottable mouton noir est devenue constante chez lui.
J’eus évidemment préféré trouver dans cette liste le nom de Peter Greenaway plutôt que celui de Quentin Tarantino et celui de Philippe Garrel au lieu de celui de Xavier Dolan, mais bon, ne rechignons plus car, dans l’ensemble, les forces vives du cinéma actuel sont là, l’équipe a eu bon pied bon œil en misant sur les Carax, Ceylan, Dumont, Erice, Côté, Maddin, McQueen, Jean, Panahi, Reygadas, Suleiman, Denis, tant d’autres, de Paul Thomas Anderson à Jia Zhangke, et, je l’oubliais presque, la petite octogénaire de la rue Daguerre, Agnès V., qui, née l’année de l’unification de la Chine par Tchang Kaï-chek, fait aussi, comme les papys Oliveira, Resnais et Godard, de la résistance active.
Quant à Woody, à défaut de se renouveler, d’évoluer et de se redéfinir, il persiste et signe avec grâce et on s’amusera encore une fois avec lui en regardant à Ciné Pop le 17 octobre son film de 1972, l’hilarant Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander. Comme il passe au milieu de la nuit, à 2h40, il faudra faire attention…
10 octobre 2013