Je m'abonne
Chroniques

Xavier Dolan : l’accélérateur d’intensité

par Gérard Grugeau

Qu’est-ce qui fait courir Xavier Dolan ? À 24 ans, le jeune cinéaste est comme le personnage de Laurence Anyways. Il carbure aux regards et les médias aiment volontiers braquer leurs projecteurs sur cet enfant de la balle au verbe haut, qui séduit tant pour son ingénuité attendrissante que pour son ironie parfois baveuse. En pleine crise sociale l’an dernier, le citoyen Dolan montait au créneau en appuyant dans les journaux la cause étudiante avec une intelligence politique déterminée qu’on ne lui connaissait pas, ses films intimistes étant plutôt discrets sur les enjeux sociaux de notre époque. Xavier Dolan est pourtant bien de sa génération : un enfant du siècle pétri de références littéraires, visuelles et musicales qui se nourrit de films, de vidéoclips, d’images publicitaires et de culture internet. Il est le nerd allumé, faussement superficiel, baignant dans le narcissisme exacerbé d’une société tournée sur elle-même et agitée par les tumultes du désordre amoureux contemporain. Mais Dolan est avant tout un artiste polyvalent (réalisateur, scénariste, monteur, concepteur de costumes) qui aime à se consumer dans la lumière. En quatre films, il a su affirmer sa foi en l’étendue des puissances du cinéma et tracer son chemin singulier à travers les formes. Au fil de son travail, il est parvenu à imposer des univers stylisés, à la fois réalistes et hallucinatoires, dont les images diffractées donnent lieu à un tournoiement d’obsessions et de jeux de miroir où prennent racine les thèmes d’une œuvre parfois outrancièrement voyante, recyclant ses propres effets ostentatoires, mais toujours portée par l’élan contagieux des risque-tout, pris dans l’urgence euphorique de créer. Chose certaine, à la faveur des signes et de ses réseaux d’association, ce cinéma-là, qui explore les destinées sentimentales entre romantisme et amour fou, brûle du côté du vivant, fiévreux, saturé d’émotions. Car Dolan aime inconditionnellement ses personnages. Animé d’une fureur de vivre qui contraste avec la fatigue d’une ère moderne anesthésiant tout désir, il est ce qu’on pourrait appeler, selon le beau titre d’un recueil de poésie de l’ami André Roy, un « accélérateur d’intensité ».

Fondements d’une esthétique

J’ai tué ma mère (2009), un scénario adapté d’une nouvelle (Matricide) écrite à l’âge de 16 ans, le jeune cinéaste investit le terrain de l’autofiction avec une maturité étonnante. Structuré comme un journal intime (confessions à la caméra) ouvrant sur une part de fiction mise au service de la finalité autobiographique, le film radiographie avec une lucidité cruelle et un réel sens du tragique les relations d’amour-haine entre un adolescent (Xavier Dolan) et sa mère (Anne Dorval). Il y a là, bien sûr, sous-jacent au titre, le cri d’enfance des 400 coups de François Truffaut et la même détresse rageuse d’une jeunesse qui trouve son salut dans le cinéma. S’y exprime le violent désir d’un langage en liberté au crépitement encore imparfait, mais assumé avec fougue, malgré le modeste budget de la production. Intensité des dialogues souvent cinglants, humour vachard, intrusion de l’inconscient dans le récit de soi : la dramaturgie se déploie à l’écran avec une assurance frondeuse, alors que les fondements d’une esthétique tourbillonnante, faite de ruptures de ton intempestives, se met en place. La mise en scène affiche sa frontalité, nous invitant au cœur de l’image. La direction artistique déploie sa palette de couleurs éclatantes par pur plaisir des formes, mais aussi pour mieux maquiller les illusions perdues d’une adolescence à vif. Les cadrages insolites isolent les personnages écrasés par le poids du réel ou les confinent en bordure de l’écran, inscrivant dans l’image la béance du manque tout en laissant cristalliser dans le raccord du champ-contrechamp l’ardent désir d’un hypothétique rapprochement. Quant aux ralentis portés par la grâce languide de la partition musicale, comme chez le Wong Kar-wai de In the Mood For Love, ils étirent la durée du plan pour dire la dilatation des sentiments et ouvrir sur un ailleurs du réalisme où l’onirisme accouche soudain de fulgurances écorchées. souvent, la musique joue d’ailleurs un rôle structurant dans l’œuvre, portant l’enchaînement des séquences jusqu’à son point d’orgue, comme dans l’épisode du dripping à la Jackson Pollock culminant par un montage heurté dans l’abandon de l’extase sexuelle. Accélération et décélération du récit: le cinéma de Dolan excelle dans l’emballement des sentiments, faisant des scènes de rupture de vrais moments fragiles d’insurrection poétique où le montage orchestre les regards et brise le fil ténu entre réel et imaginaire. Filmée au ralenti, une descente d’escalier dans un silence assourdissant suit ainsi les derniers échos dramatiques du Parsifal de Wagner dans Les amours imaginaires, tandis que dans Laurence Anyways, l’ivresse primitive de la musique de Beethoven emporte comme un coup de vent l’âme dévastée des amants désunis, précipités en quelques plans hachés dans le gouffre d’une solitude sans fond. L’aspiration vers l’infini du héros romantique s’effondre alors et, pour paraphraser Lamartine, l’être soudain «n’a point de port et le temps n’a point de rive».

Fantasmes de l’amour :
«Jamais tu ne me regardes d’où je te vois.»

Mêlant narration classique et faux documentaire en forme de portrait de société (les confessions sur le thème de l’effusion amoureuse, scénarisées et filmées de front avec force jump cuts, sont hélas triviales et surjouées), Les amours imaginaires (2010) tient des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, travaillés par la fameuse question : « Hors du discours qui le porte, l’amour existe-t-il?» Deux amis tombent amoureux d’un même objet de désir que chacun fantasme à sa manière (dessins de Cocteau pour l’un, statuaire grecque pour l’autre). Le film avance par élans pulsionnels, se tenant au plus près de la confusion des sentiments et du jeu de cache-cache qui s’installe dès lors que l’on «déborde» d’amour. Et chez Xavier Dolan, tout déborde jusqu’à l’hystérie, tout crie ce que l’on tait, comme une blessure ouverte. Francis (Dolan) et Marie (Monia Chokri) hallucinent l’autre (Niels Schneider). L’attente est un délire et la rivalité sourde face à Nico (incarnation de la beauté idéale comme le Tadzio de Mort à Venise) donne lieu à une sorte de version moderne, édulcorée et teintée d’autodérision des Liaisons dangereuses de Laclos. L’image qui convient à l’expression du désir transite ici par le signe iconique de la star inaccessible, sublimé, érotisé (Audrey Hepburn, James Dean), tel que conceptualisé par Edgar Morin dans ses écrits. Cet excès d’amour, ou l’idée que l’on se fait de celui-ci, s’accomplit alors à l’aune de la mise en scène d’une cavale fantaisiste aux couleurs vives, avec moult chansons populaires rétros (Dalida, Isabelle Pierre dans un clin d’œil au film Les mâles de Gilles Carle) et ralentis hypnotiques qui renvoient à la fois à l’état de lévitation de la phase amoureuse et à la crainte viscérale du rejet appréhendé, vécu comme une lente décapitation intérieure. Animé d’une vitalité exacerbée qui capte la sensibilité de son temps non sans une certaine légèreté crispante, parfois exaspérante, le cinéaste décline à l’écran le désarroi d’une jeunesse amoureuse de l’amour, déchirée entre son désir d’engagement et son refuge rassurant dans l’hédonisme nomade des liaisons transitoires. Bercées par les harmonies des sonates de Bach, plusieurs séquences monochromes (on pense à Pierrot le fou) soulignent en contrepoint, avec une délicatesse meurtrie, le désenchantement des amours sans lendemain où s’épanche dans d’autres bras le trop-plein de l’autre, mirage évanescent, vaine chimère des cœurs endeuillés. Entre tendresse et cruauté, Xavier Dolan capte l’impasse tragique du lien amoureux, rappelant comme le disait Godard que «nous sommes faits de rêves et les rêves sont faits de nous». En dépit de ses épiphanies plastiques et de ses qualités d’émotion, l’exercice de style surécrit des Amours imaginaires relève toutefois de l’expérience inachevée.

Marginalité et transgression

Avec Laurence Anyways (2011), Xavier Dolan tient son projet le plus ambitieux, une saga romantique au long cours, structurée là encore en s’appuyant sur un dispositif narratif autoréflexif (ici, un entretien en voix off), qui semble prendre vie sous l’impulsion de sa propre créativité. L’amour fou en est toujours le moteur, un amour cette fois lié à la transgression, celle du transsexualisme (l’un des ultimes tabous) où le sentiment d’être né dans un mauvais corps est mis à l’épreuve du réel par les liens qui unissent un couple, alors que Laurence /homme entreprend de devenir femme anyways. Sa compagne, Fred, accompagnera l’être aimé dans cette conversion. Collé au parcours en forme de montagnes russes de ce duo hors du commun, Dolan rêve l’abolition de la frontière entre la marge et la norme tout en interrogeant le regard social qui exclut : séquences d’intimidation (thème déjà présent dans J’ai tué ma mère et sujet même du clip d’indochine College Boy, réalisé par le cinéaste en 2013), stigmatisation sociale, ostracisme ordinaire (séquence défouloir du restaurant), difficulté de la journaliste anglophone à regarder en face le corps mutant de l’écrivaine Laurence Alia. La marge s’incarne aussi ici dans une faune excentrique (le clan de Mamie Rose) qui constitue une sorte de famille élective auprès de laquelle les carences affectives trouvent un baume provisoire. On peut déplorer que le film fasse l’impasse sur la dysphorie existentielle propre aux troubles identitaires liés à la transsexualité, bref qu’il ne produise pas davantage d’altérité, mais, pour Dolan, le centre de gravité loge délibérément ailleurs, à bonne distance de ce noyau plus sombre qui serait venu briser l’élan romanesque. Seul compte encore ici le maelström de l’amour fou là où, selon André Breton, « la beauté sera convulsive ou ne sera pas ». Au prix de tous les excès de son réalisme lyrique (voir les trombes d’eau qui tombent sur Fred), Laurence Anyways est un tourbillon de couleurs, d’affects et de sensations, de coups de force d’un imaginaire en mode surchauffe, ancré dans l’esthétique kitsch des années 1980-1990 (la séquence du bal aux allures de clip). Le film nous aspire ainsi dans le vortex décomplexé, foisonnant, parfois brouillon (l’amorce chaotique du récit), de ses flux narratifs et de ses champs magnétiques, tentant l’équilibre impossible au sein d’un couple qui défie l’ordre majoritaire tout en étant déchiré par ses envies irréconciliables. Pris dans cette tornade fusionnelle, Melvil Poupaud et Suzanne Clément sont incandescents. Bon directeur d’acteurs, Dolan navigue entre le masculin et le féminin avec une aisance qui impressionne. À l’égocentrisme charmeur, voire manipulateur de Laurence répond la présence volcanique de Fred. C’est à travers elle que vibre le cœur du film, qu’une souffrance décuplée nous atteint. Peut-être parce que, chez Laurence, le cœur bat aussi ailleurs, auprès d’une mère fantasque (élément fondateur de l’univers de Dolan) interprétée avec une suave cruauté par une Nathalie Baye à contre-emploi. Omniprésent, voire indépassable, le couple mère-fils constitue une sorte de havre de paix à la fois rêvé et inaccessible où se rejouent les scénarios de l’enfance. C’est sous le parapluie protecteur de la mère, dans la blancheur virginale de l’hiver, que Laurence trouve symboliquement refuge après avoir rompu une première fois avec Fred. Fouettée par la musique de Beethoven, la neige tombe, drue, abondante, balayant souvenirs et regrets. Défiant l’univers entier, le couple originel est soudain ressoudé envers et contre tout. Comme sur la piste de danse des Amours imaginaires, ou sur les rives bienveillantes du fleuve saint-Laurent, à la fin de J’ai tué ma mère

Vérités et mensonges

Ce lien fusionnel mère-fils est aussi au cœur de Tom à la ferme, mais démultiplié, comme dans une galerie en trompe-l’œil où chaque personnage se perd dans le désir de l’autre. Jeune urbain homosexuel, Tom se rend aux funérailles de son amant tout en cachant à sa belle-famille la nature de ses relations avec le disparu. Si la mère ignorait tout de l’homosexualité de son fils, le frère savait et profitera de son ascendant sur Tom pour tenter de briser les chaînes familiales. En adaptant pour le cinéma la pièce du dramaturge québécois Michel-Marc Bouchard, Dolan sort de sa zone de confort pour se projeter dans l’univers d’un autre et s’approprier de nouveaux territoires. Pour incarner en images fortes ce récit de détournement d’un deuil où le mensonge règne en maître, le cinéaste choisit l’hybridation des formes à la faveur d’un thriller existentiel qui s’aventure entre drame et film de genre. Avec talent, Dolan s’empare des codes du film à suspense (musique ample à la Bernard Hermann comme chez Hitchcock) pour accoucher d’une matière coupante, semblable aux champs de maïs à travers lesquels son héros tente de fuir les démons qui l’accablent, alors que le piège des élans contrariés se referme sur lui. Dans l’écriture violente de Michel-Marc Bouchard, Dolan trouve un écho à certaines de ses préoccupations habituelles : liens familiaux dysfonctionnels et fragilité de l’identité, quête d’une famille d’adoption, homophobie et mensonge social, souffrance affective et fantasmes amoureux. il renoue aussi avec le thème de l’humiliation en flirtant une fois de plus avec les amours impossibles. Mais ici, l’ironie est noire, plus cruelle que jamais, une couleur qui sied bien au cinéma tourmenté de Dolan. Plusieurs plans insolites font saillie. Sauvage, instinctif, le duo que Tom forme avec Francis (Pierre-Yves Cardinal), le frère de l’amant enterré, se teinte de rapports à l’ambiguïté sourde. Entre danse lascive et scènes de soumission, le corps est mis à rude épreuve, alors que s’agite en arrière-plan la folie dévastatrice d’une mère (Lise Roy) en butte aux mystifications. Sans parvenir à s’affranchir totalement d’une matière théâtrale parfois lourde et alambiquée, Dolan dynamise le texte d’origine par un montage tout en tension. Il met en place un jeu de miroirs troublant où les figures de substitution se multiplient à l’envi pour assurer jusqu’au point de rupture la survie de chacun au sein du nœud de vipères que capte la caméra. Paradoxalement, le récit trouve son acmé à l’occasion d’une séquence toute en sobriété assourdie où Tom, filmé en gros plan, apprend dans un bar qu’un drame plus ancien plombe comme une tragédie antique les jours de la petite communauté rurale refermée sur ses secrets. En une finale abrupte à la tonalité grave qui met à nu les décombres d’un enfer affectif, le film rassemble passé et présent, nous abandonnant face au désastre de vies inassouvies.

Dans son parcours, Xavier Dolan aura montré jusqu’ici à quel point il affectionne les lignes d’intensité, les temps fous et déréglés. Par souci de plaire, son cinéma qui assume les débordements de son propre regard, cède parfois aux sirènes criardes du tout visuel, qui menace notre époque. mais dans ses prises de risque, il n’en livre pas moins les vérités sauvages d’un roman familial examiné au scalpel et les vertiges intimes d’une jeunesse qui se cherche. La saturation sensible de ce cinéma, son emphase flamboyante mais sincère, nous laisse dans l’expectative d’une œuvre à venir dont la route sera, à n’en pas douter, tracée avec ferveur.

Ce texte a été initialement publié dans le numéro 165 de la revue 24 images. La version numérique de ce numéro est disponible en vente ici.


26 mars 2014