12 Years, A Slave
Steve McQueen
par Helen Faradji
Hunger, Shame et aujourd’hui 12 Years, A Slave. La grève de l’hygiène puis de la faim de prisonniers politiques de l’IRA, la dépendance d’un homme à ses pulsions sexuelles et le calvaire d’un autre, né libre mais qui, après avoir été kidnappé, ne le sera plus dans l’Amérique esclavagiste des années 1840. Trois récits, apparemment aux antipodes les uns des autres, dont l’unité, la cohérence ne peuvent pourtant que saisir. Car au fond, de quoi y parle Steve McQueen avec la même constance, la même droiture franche et froide, si ce n’est d’asservissement ? À ses idéaux et ses principes, à ses propres besoins et aujourd’hui à un système.
12 Years, A Slave est en ce sens un film bouleversant. Non parce qu’il met en scène l’horreur de l’esclavage – ce qu’il fait évidemment – mais parce qu’il ne cesse de questionner le fonctionnement même des différents mécanismes d’asservissement, tenant de comprendre, sans faux-semblant, ce terrible processus conduisant un homme à s’annihiler soi-même. Bien plus proche du Surveiller et Punir de Foucault que de Spike Lee ou de Quentin Tarantino, le cinéaste britannique y détaille en effet avec la précision glaçante d’un entomologiste humain ce qui fait, ou non, qu’un homme est libre. Ce qu’il doit accepter de perdre (son corps, son nom, sa dignité) pour garder l’essentiel. Ce qu’il peut faire pour résister alors que les coups et les humiliations pleuvent, le dépouillant peu à peu, mais radicalement, systématiquement, de toute humanité. « Comment peux-tu te laisser aller au désespoir ? », demande Solomon à une compagne d’infortune qui suffoque. « Comment ne le peux-tu pas ? », lui répond-elle entre deux larmes venues du ventre, dans un échange qui résume autant qu’il résonne.
Il faut alors voir le visage de Chiwetel Ejiofor se tordre peu à peu, se figer, puis s’inanimer alors qu’une organisation sociale inique (12 Years a Slave est inspiré de l’histoire vraie de Solomon Northup) l’emprisonne petit à petit, le forçant à oublier ce qui un jour le faisait sourire (sa femme, ses 2 enfants, son violon) pour l’obliger à baisser le regard devant ces maîtres plus ou moins bons, plus ou moins sadiques, qui l’aviliront à tour de rôle. Il faut le voir refuser de mourir, lutter contre la cruauté, jusqu’à ce moment, traumatisant, où il se résigne à accepter son sort, entonnant avec les autres un chant funèbre, lors d’un enterrement, particulièrement poignant. Il faut aussi, et probablement surtout, voir comment cette plongée en Histoire, outre son regard lucide sur l’utopie qu’est en réalité l’égalité raciale aux Etats-Unis, reste d’une actualité terrifiante : car se questionner sur ce qui résiste, dans l’homme, à toute forme d’asservissement, c’est aussi se questionner sur ce qui peut, en fin de compte, empêcher la marchandisation des hommes. Autres temps, autres mœurs, sûrement. Mais le constat reste le même : l’homme brisé par le système, l’humanité vacillante mais toujours tenace.
De facture plus classique, moins ouvertement contemporaine que dans ses films précédents, s’intéressant un peu moins à la plasticité pure de l’image, 12 Years a Slave n’en contredit pourtant pas l’incroyable maîtrise formelle de McQueen. Car si sa mise en scène paraît calme, presque bucolique par moments, profitant de la quiétude et de l’immensité des champs de coton, de la beauté indolente des paysages sudistes, chaque plan, chaque seconde, chaque ellipse lourde de sens est un pas de plus vers la noirceur absolue, provoquant une sensation d’étouffement aussi progressive que troublante. Gorge nouée, cœur serré, tripes remuées : encore une fois, le cinéma de Steve McQueen est plus que sensoriel : physique, concret, palpable.
Qu’est-ce qu’être libre ? Comment l’être ? Quel sacrifice exige-t-elle ? 12 Years, A Slave renvoie son spectateur à ces questions fondamentales sans ménagement, certes. Mais jamais, au cinéma, les chants des esclaves n’auront porté de signification aussi précise. Jamais ils n’auront été aussi déchirants.
La bande-annonce de 12 Years, A Slave
1 novembre 2013