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Critiques

1917

Sam Mendes

par Apolline Caron-Ottavi

Avril 1917, dans le nord de la France. Deux soldats britanniques se reposent sous un arbre. Appelés par un supérieur, ils pensent devoir effectuer une quelconque tâche quotidienne. Leur mission sera toute autre : sortir des tranchées et s’aventurer en territoire ennemi, pour empêcher un bataillon d’attaquer à l’aube et de se faire massacrer, pris au piège par une embuscade de l’armée allemande. Le frère de l’un d’eux fait partie des 1600 soldats concernés. Commence dès lors une course contre la montre, durant un jour et une nuit.

Sam Mendes, qui souhaitait rendre hommage à son grand-père en s’emparant dans son nouveau film de la guerre de 1914, fait le pari de l’immersion cinématographique. Après avoir envisagé de tourner le film en un seul plan séquence, il a finalement opté pour plusieurs plans séquences, assemblés avec des transitions se voulant discrètes (mais abusant quelque peu des effets de fumée) pour donner ainsi l’illusion d’un parcours ininterrompu. Le résultat, porté par la direction de la photographie de Roger Deakins, aspire à couper le souffle : le spectateur est happé dans le sillage des deux hommes, découvrant en même temps qu’eux les tranchées, les champs de bataille, la campagne désertée ou une ville en flamme, guettant les imprévus, surveillant le coucher ou le lever du soleil au gré du périple.

Sans révolutionner le genre du film de guerre, Mendes tente néanmoins de ne pas s’en tenir à la simple prouesse technique. Plutôt que de filmer l’ampleur du conflit, l’horreur des combats, la multitude des soldats, il choisit de se concentrer sur l’individu, la solitude, sur les temps morts qui séparent les coups d’éclat et sur les espaces meurtris et délaissés qui séparent les tranchées des fronts. Il se penche sur les interstices de la guerre et sur ses angles morts. Cette volonté de déplacer la perspective donne lieu à certains beaux moments : l’image presque malickienne d’un soldat s’émerveillant devant un pétale de fleur de cerisier, ou le chant serein de soldats épuisés dans l’attente du combat – autant de moments de répit nous libérant d’une trame musicale parfois oppressante. Cette approche permet à 1917 de ne pas être une coquille vide et pompeuse comme l’était le Dunkerque de Christopher Nolan. Pour autant, la mise en scène de Mendes ne parvient pas à trouver tout à fait son ton, et penche trop du côté du spectacle à grande audience pour laisser véritablement place à l’émotion, à la réflexion, ou même à la brutale atrocité.

On a le sentiment que cette démarche farouchement immersive et la virtuosité technique qui l’accompagne ne servent pas forcément le film. Celui-ci finit par être trop démonstratif, au risque que le spectateur, plutôt que de craindre pour la vie d’un homme, s’interroge sur l’emplacement impossible de la steadicam. Le choix des cadrages est lui aussi problématique : le point de vue légèrement en recul, avec le soldat bien au centre de l’image et la caméra collée à ses mouvements, n’est pas sans rappeler parfois le dispositif du jeu vidéo, l’interactivité en moins. Les séquences d’ « action » (la rencontre avec un sniper, la traversée nocturne d’une ville grouillante de soldats ennemis) ne sont pas ainsi les plus convaincantes, avec leur immédiateté haletante quelque peu surfaite, déréalisant la guerre plus qu’elles ne nous la font vivre. Trop d’immersion finit par créer de la distance, trop de mise en scène finit par éloigner le cinéma…

Car c’est en effet de cinéma dont il est question, tout particulièrement dans un film de guerre. Non seulement dans la mise en scène, dont on finit par se dire qu’elle aurait été bonifiée par un bon vieux découpage en plans, mais aussi par un travail plus serré sur l’écriture. Hormis le bout de chemin effectué avec un convoi, dont le capitaine avertit le jeune soldat de l’attitude belliqueuse de certains hauts gradés, rares sont les moments de rencontre ou les lignes de dialogue permettant d’ancrer cette histoire dans une réflexion historique et politique, ou encore dans une aventure humaine et collective. En cela, ce 1917 pourrait tout aussi bien se dérouler ailleurs et à une autre époque. Certes, le film se concentre sur une expérience individuelle, mais dans ce cas on peut regretter à l’inverse que la séquence finale en dise trop, greffant de façon quelque peu hollywoodienne un historique familial à un personnage dont on ne savait rien jusque-là, alors que l’idée de ce soldat inconnu était justement belle.

On ne peut pas reprocher à Mendes de ne pas avoir fait un autre film que le sien, mais force est de constater que son 1917 demeure dans un entre-deux : située hors des combats mais menée à un rythme effréné, cette épopée finit par ne briller ni dans l’extrême réalisme, ni dans l’existentialisme, ni dans l’âpreté de la violence, ni dans l’évocation de la fraternité. Ces hésitations ne nuisent pas pour autant à ce qu’il nous restera du film : ses images impressionnantes et son hommage touchant à l’extrême jeunesse des soldats de 1914-1918. En cela, le choix des méconnus George MacKay et Dean-Charles Chapman, à l’inverse des célèbres acteurs qui incarnent les gradés, est judicieux, et donne au film sa singularité tout comme sa pertinence – la jeunesse sacrifiée n’étant malheureusement pas l’apanage de la Grande Guerre.


25 janvier 2020