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Critiques

20-22 Omega

Thierry Loa

par Carlos Solano

À la fois chantier d’expérimentation formelle, photogénie des grandes métropoles, utopie révolutionnaire ou alerte d’un monde voué à sa perte, les symphonies urbaines constituent depuis toujours un champ très fécond pour le cinéma. Leurs grands traits ont été fixés par des pionniers reconnus (Walter Ruttmann, Alberto Cavalcanti, Dziga Vertov), puis renouvelés par une deuxième génération de cinéastes incarnée par Chris Marker, Godfrey Reggio ou Ron Frickie. Rarement commentées par une parole qui se voudrait souveraine, les symphonies urbaines visent avant tout, mais pas uniquement, à restituer aux images et aux sons la mission de penser le monde comme pur mouvement.

20-22 Omega, du jeune réalisateur Thierry Loa, s’enracine dans cette longue tradition de l’avant-garde à la faveur d’un projet qui, selon ses propres termes, « explore l’émergence d’une nouvelle humanité dans l’Anthropocène, engendrée par l’homo sapiens ». Pendant près de cinq ans, équipé d’une caméra Bolex, Loa a filmé un large éventail d’environnements, de pratiques et de comportements humains dans une perspective qui allie rigueur scientifique et méthode anthropologique, le tout sciemment trié, raisonné, organisé et réduit à un long métrage d’une durée de deux heures. 20-22 Omega affiche ouvertement sa nature programmatique : il se veut le portrait affectif et condensé du fonctionnement de nos sociétés modernes.

Film savant, lourd de références intellectuelles et cinématographiques, 20-22 Omega semble d’emblée avoir la réponse à un problème qui aurait gagné à se déployer sous la forme d’une véritable recherche formelle. Fermé et univoque, le film ressemble davantage à une conclusion qu’à une somme d’hypothèses. En témoigne beaucoup trop souvent la musique d’orgue, chargée de conférer aux images une dimension épiphanique, un air de messe, les traits d’un discours qui assomme plus qu’il ne cherche à entrer en dialogue.

Tournées dans un noir et blanc très contrasté, rappelant sans cesse l’idée d’un monde devenu abstraction, dépassé, délavé, ayant perdu sa palette de couleurs, les images de Loa s’organisent principalement autour d’une donnée paradoxale : regarder 20-22 Omega, c’est ressentir un certain plaisir teinté de jouissance et de malaise devant le spectacle d’une civilisation qui avance lentement vers l’irréparable. Une telle perspective laisse très peu de place à l’espoir, certes ébauché par moments mais immédiatement défait, sans cesse évacué par un discours qui semble se complaire dans l’agonie.

Sans aucun doute, le réalisateur sait placer sa caméra, capter des forces, saisir en un seul film ce qui exigerait d’autres cinéastes une filmographie entière. Synthèse d’une civilisation malade, précipitée dans le vertige inarrêtable de l’industrialisation, 20-22 Omega dégage cependant l’impression de « ne pas être à l’heure » selon la formule célèbre et toujours pertinente de Serge Daney à propos du Bon, la Brute et le Truand. Le film de Loa est en retard, d’abord par rapport à un protocole formel maintes fois éprouvé, devenu monnaie courante et insuffisamment renouvelé. En retard, ensuite, en ce qui touche à la densité d’un certain héritage théorique : tout y est, récit de la postmodernité, ère du vide, réification des masses, la fin de l’histoire. Or, la voie du défaitisme rend le combat stérile, si traité politique il y a. Commentant Guy Debord, le philosophe français Jacques Rancière questionnait sévèrement l’efficacité politique d’un discours qui présupposerait l’ignorance du spectateur. Privilégier les œuvres ouvertes à celles qui prônent des discours fermés, valoriser l’ébauche plutôt que la virtuosité, telles sont les conditions, souvent négligées par Loa, qui rendent pourtant possible l’idéal du « spectateur émancipé ».

Une promesse nous est faite au début du film : d’une beauté écrasante, les plans d’une caverne agencés au rythme d’une trame musicale envoûtante, annoncent la volonté de nous faire sortir des ténèbres. Mais la leçon platonicienne fonctionne seulement en partie : d’une lucidité fulgurante par moments, le film tombe souvent dans le piège de pointer du doigt le spectateur, rejetant sur lui la faute de ne pas être suffisamment éclairé ni conscient de l’aliénation mondialisée.

 


22 février 2019