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Critiques

20,000 SPECIES OF BEES

Estibaliz Urresola Solaguren

par Carlos Solano

En 2018 l’Espagne est bouleversée par le suicide d’un jeune adolescent trans, Ekai, âgé de seize ans. Originaire de Bizkaia, dans le Pays basque, Ekai a rendu visible et sensible, par son geste tragique, la souffrance de milliers d’enfants trans : l’absence systématique de prise en charge, la non-reconnaissance par l’État de leur identité ou la pathologisation stigmatisante des personnes trans. Le gouvernement progressiste d’Espagne décide dès lors de concevoir un projet de loi, théâtre de multiples fractures politiques y compris au sein de la gauche, voué à la liberté – dès l’âge de seize ans – d’autodéterminer son genre sans diagnostic médical et sans autre démarche qu’une déclaration publique. La loi dite trans est finalement adoptée en 2023.

20,000 Species of Bees (20.000 especies de abejas), premier long métrage d’Estibaliz Urresola Solaguren, ne s’inspire pas directement de l’histoire tragique d’Ekai mais, selon la réalisatrice basque, a servi de déclencheur à la production du film. Lucía, huit ans, est une fille trans. Elle vit à Bayonne (Pays basque français) avec sa famille (qui l’appelle Aitor) et passe l’été dans le village de sa grand-mère et de sa tante, l’immense actrice Ana Gabarin, redécouverte ici dans le rôle d’une apicultrice à la voix rauque. Sujet rarement traité au cinéma, ou du moins jamais suffisamment abordé, la transidentité chez les mineurs est approchée avec le ton instructif qu’un tel sujet réclame et avec des partis pris formels relativement conventionnels.

Urresola Solaguren s’inscrit dans le sillage esthétique du naturalisme, tendance forte de ces trois dernières années dans le cinéma espagnol indépendant : que l’on songe à El Agua (2022) d’Elena López Riera et au très singulier Creatura (2023) d’Elena Martín ou encore à Alcarràs (2022) de Carla Simón, 20,000 Species of Bees poursuit la voie thématique et formelle tracée par une nouvelle génération de cinéastes femmes. Fidèle à ce courant contemporain, Urresola Solaguren examine les rapports mère-fille au sein d’une communauté plus vaste : elle focalise sa démarche sur le travail des actrices (prodigieuse Sofía Otero dans le rôle de Lucía, qui a remporté le prix de la meilleure interprétation au Festival de Berlin en 2023), privilégie les longs plans séquences et accorde ici une place singulière à la profondeur de champ, lieu d’où émergent déformés et floutés des regards de désapprobation chargés de faire ressentir le poids lourd des conventions sociales.

Mère avec son ado se regardent

Mais cette aspiration voulant que du réel soient livrées toutes ses nuances occultes se cogne à la structure d’un scénario qui laisse peu de place à la spontanéité et, par extension, à la captation d’une vérité cachée dans les plis du réel. Brillamment écrit et ficelé, né de la rencontre avec une association locale qui accompagne des mineurs trans et leurs familles, le travail scénaristique de 20,000 Species of Bees, par son apparente rigidité, sabote malgré lui les ambitions formelles du naturalisme souhaité. De sorte que le film, à force de concevoir chacune de ses séquences comme un court métrage obstiné à la montée d’une émotion précise (et souvent prévisible), oublie de se livrer à la possibilité de l’inattendu.

Victime d’une faiblesse relative visible dans de nombreux premiers films, à vouloir condenser trop de propositions, 20,000 Species of Bees est peuplé de métaphores dont l’efficacité poétique s’avère à géométrie variable. Parmi les plus insistantes, celle par exemple des trains que les personnages empruntent ou entendent (l’action se déroule à la frontière franco-espagnole), formule éprouvée de la transition et du passage ; celle de l’art de la sculpture à la cire, tradition familiale et moteur dramatique du film, dont on comprend sans trop de difficultés l’idée de la malléabilité figurative (le corps n’est jamais une entité figée) ; ou encore, bien sûr, la métaphore des abeilles, emblème de la diversité au sein d’une communauté éminemment organisée (la ruche). Ces grands sabots métaphoriques, qui par ailleurs n’ont rien de gratuit malgré leur apparente lourdeur, voient s’annexer à eux des approches inattendues. Citons par exemple la place de la religion dans le film, incarnée par la grand-mère de Lucía, sans doute l’un des personnages les plus psychologiquement stratifiés du village, fervente catholique attachée au poids des traditions – qu’elles soient sacrées ou familiales –, incapable de comprendre ce qu’est la transidentité, la menant jusqu’à une violence certaine qui se manifeste subtilement par le regard. Et pourtant, geste inespéré du film, c’est par la religion (ennemie historique des dissidences sexuelles) et par la découverte innocente de ce qu’est la foi qu’une enfant de huit ans, Lucía, décide d’emprunter son prénom à une sainte et va jusqu’au bout de sa croyance et de sa certitude identitaire. Tout compte fait, on s’aperçoit alors que la pesanteur des métaphores n’en est pas vraiment une, qu’elle ne répond pas au désir de simplifier la réalité des personnes trans. Au contraire, ce qui est visé ici, sans nécessité d’appui, c’est l’idée qu’il n’existe pas une seule parcelle de réalité qui ne soit pas traversée par le poids des normes sociales et que, par déduction, du monde tout est multiple, pluriel, changeant.



18 juillet 2024