Critiques

2001: A Space Odyssey

Stanley Kubrick

par Georges Privet

C’était ma première sortie au cinéma… L’Impérial était alors une salle Cinérama, la seule de Montréal, avec un vaste écran incurvé présentant, entre deux fadaises genre Mediterranean Holiday et Ice Station Zebra, une « superproduction en 70mm » dont tout le monde (même un enfant de 8 ans) sentait qu’elle ne ressemblait à rien d’autre.

Et pour cause : les premières mesures d’Ainsi parlait Zarathoustra, les hommes-singes de « L’aube de l’humanité », l’apparition du monolithe, le jump cut qui transforme l’os en satellite, les vaisseaux qui valsent au son du Danube Bleu, la mutinerie de HAL 9000, sa déconnexion au son de Daisy, la traversée de « la porte des étoiles », l’arrivée dans la chambre Louis XIV, le fœtus astral… Autant de souvenirs qui s’imprimaient déjà comme une anthologie des incontournables du septième art.

La suite, je la comprendrai plus tard, en commençant à lire sur le film, et par extension, sur le cinéma : l’ambition démesurée d’un cinéaste hors normes; sa quête acharnée épuisant trois années de production et un budget de 10 500 000$; une première mondiale désastreuse qui força l’amputation urgente de 17 minutes par l’auteur; un début de carrière décevant; puis, lentement mais sûrement, un succès modeste, mais croissant, tardif, mais durable, suscité par le bouche-à-oreille brumeux d’une génération enthousiaste proclamant 2001 : A Space Odyssey The Ultimate Trip.

John Lennon résume alors l’attitude de plusieurs en déclarant voir 2001 « une fois par semaine », pendant que Godard reproche à Kubrick son « agile matuvuisme » et que Fellini télégraphie au cinéaste pour lui dire que son film l’a « fait rêver les yeux grands ouverts » (tiens, tiens…).

Le film divise la critique, suscite des vocations et génère des tomes d’exégèse (dont celle, courte et précise de Margaret Stackhouse, une adolescente de 15 ans, qui a livré ce qui restera, pour Kubrick, la meilleure analyse de 2001). Alors pourquoi écrire à nouveau, quarante-trois ans plus tard, sur ce film que son auteur a toujours décrit comme « une expérience non-verbale », et au sujet de laquelle on a déjà mille fois écrit tout et son contraire? Peut-être tout simplement pour marquer l’occasion de le revoir en salles (il joue jusqu’au 26 juin au Cinéma du Parc), et pour s’émerveiller, de ce en quoi l’oeuvre persiste, encore et toujours, à échapper aux mots utilisés pour rendre compte de sa fascination…

Il est facile d’oublier aujourd’hui que lorsque Kubrick a débuté le tournage de 2001 (le 29 décembre 1965), il ne disposait même pas d’une photo couleur montrant la Terre vue de l’espace (Earthrise, le premier cliché capturant l’ensemble de notre planète, sera pris par l’équipage d’Apollo 8 huit mois après la sortie du film).

C’est dire le défi technique (pour commencer par celui-là…) que représentait la création d’un film qui devait non seulement imaginer de manière crédible un monde qui n’existait pas encore, mais qui devait aussi mettre au point les moyens techniques permettant de l’illustrer. Le pari était de taille, car si les trucages avaient été moins que parfaits, le film n’aurait pas été seulement décevant ou inégal – il aurait été franchement risible. La réussite du projet condamnait Kubrick à la perfection — et la perfection, à rencontrer Stanley Kubrick.

De fait, 2001 est le film où l’auteur est devenu l’infatigable perfectionniste de sa légende (Oui, je sais — on ne peut pas vraiment dire qu’il se traînait les pieds avant, mais revoir les trucages palots de Dr. Strangelove -— sorti deux ans à peine avant le tournage de 2001 -— , c’est mesurer l’ampleur du défi qui l’attendait).

Mais il y a plus : lire The Lost Worlds of 2001 (un recueil de notes et de chapitres abandonnés, écrit par Arthur C. Clarke), c’est réaliser le long processus d’essai et d’erreurs que furent l’écriture et la réalisation de 2001. Quand Kubrick et Clark terminent le scénario de 2001, le manuscrit est tapissé d’une narration envahissante (que Kubrick ira jusqu’à enregistrer et songera longtemps à conserver); il tourne parallèlement un prologue documentaire de dix minutes (composé d’entrevues avec une pléthore d’experts parlant de l’espace, de la religion et de la possibilité de formes de vies ailleurs dans l’univers); et il a dépensé des centaines de milliers de dollars à essayer de filmer des extra-terrestres (aboutissant à quelques avortons très proches des créatures filmées par Spielberg dans Close Encounters of the Third Kind)…

Pire : il s’est acharné à essayer de filmer un tétraèdre transparent (destiné à servir de « machine à apprendre » aux hommes-singes), auquel il substituera, presque en désespoir de cause, une des images les plus fortes de l’histoire du cinéma : un monolithe qui est à la fois une porte et un écran, une pierre tombale et un tremplin, un rideau de scène et un deus ex machina, représentant l’inimaginable, exprimant l’indicible, incarnant l’insaisissable.

En cours de route, Kubrick a visiblement compris qu’en nommant, il réduit ; qu’en montrant, il limite ; qu’en expliquant, il banalise. Et il invente une des bases fondamentales de son cinéma: l’histoire vue comme une série de séquences fortes, décuplées par la musique et son sens de l’ellipse, par cette manière unique de distiller les choses à leur essence cristalline, primale, originelle — comme une image de rêve ou de cauchemar, filmée à mi-chemin entre l’expressionnisme et le documentaire, comme une réalité tactile, mais indicible que l’auteur serait mystérieusement parvenu à arracher au subconscient pour la projeter sur grand écran.

À l’arrivée, le film est le résultat génial d’une lutte forcenée pour montrer aussi bien que possible tout ce qui pouvait l’être, tout en composant magistralement avec tout ce qui ne pouvait l’être; d’un côté, HAL 9000, démiurge apparemment omnipotent et omniscient, double monstrueux du cinéaste avec sa lentille omniprésente et, incarnation des limites de la logique et de la vision; de l’autre le monolithe, grain de sable cosmique et incarnation de l’indicible, transcendant le regard et la raison, indispensable représentant de forces qu’il serait périlleux de nommer. Entre les deux, un protagoniste humain qui devient ce que les « héros » resteront presque toujours chez Kubrick : un trait d’union, un chaînon manquant, le passeur d’un bâton narratif, participant sans le savoir à une course plus grande que lui. Menant, comme c’est souvent le cas chez Kubrick, à une finale qui est à la fois une promesse d’immortalité et la menace d’un éternel retour…

Existe-t-il un cinéaste qui ait pris autant de risques (sur le plan formel, narratif, technique et financier) que Kubrick sur 2001? Peut-être Gance avec Napoléon, Griffith avec Intolerance ou Tati avec Playtime. Et encore…

Quarante-trois ans plus tard, 2001 reste paradoxalement l’un des derniers grands films quasi-muets (sa première réplique survient 25 minutes après le début du film, et la dernière, à 31 minutes de la fin), tout en étant peut-être aussi l’ultime musical de la MGM (le film est un ballet de mouvements perpétuels, où les vaisseaux spatiaux valsent sur la musique de Strauss, où les astres vibrent des chœurs de Ligeti, et où un ordinateur agonise en chantant).

Création paradoxale, maintes fois copiée et parodiée, 2001 demeure une œuvre unique et inimitable: sans véritable prédécesseur, ni réel descendant, le prototype d’un cinéma à la fois spectaculaire et expérimental, une énigme refusant de livrer ses mystères, confiante qu’ils valent plus que toutes les réponses possibles.

Encore faut-il pouvoir apprécier sa puissance d’envoûtement à sa juste valeur, sur grand écran. Car découvrir 2001 en vidéo, c’est comme voir La Joconde en timbre-poste.

Au fil des ans, certaines salles montréalaises aujourd’hui disparues, comme le Van Horne ou le Snowdon, présentèrent le film une dernière fois avant leur fermeture, comme un ultime baroud d’honneur des grandes salles au petit écran…

Aujourd’hui comme hier, peu de films offrent une vision aussi absolue du cinéma et de l’avenir, de l’avenir du cinéma, du cinéma de l’avenir…  Une vision qui inspire et qui marque, et qui a de quoi faire rêver toute une vie. Car voir 2001 enfant, c’était déjà croire, par-dessus tout, que le cinéma serait toujours magique. Heureusement, il l’est parfois encore…

Et juste pour le plaisir, la bande-annonce de 2001: A Space Odyssey:


25 mai 2011