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Critiques

2012/DANS LE COEUR

Rodrigue Jean et Arnaud Valade

par Xavier Philippe-Beauchamp

Une émeute, contrairement à une manifestation organisée d’avance, ça piétine. Elle ne suit pas de tracé ; la foule se disperse et se reforme d’un coin de rue à l’autre. Les slogans et les discours sont troqués pour des pavés qui fracassent les vitrines et heurtent les corps des policier·ère·s. C’est là la force de l’émeute. Dans le sillage de son chaos, elle répand et décuple la colère dont est pris le mouvement qui l’a fait naître. Mais là aussi réside le danger. Avec si peu de mots, il devient aisé pour quiconque de s’approprier l’humeur des masses et de se faire ventriloque. Les policier·ère·s et politicien·ne·s sont passé·e·s maîtres dans cet art: selon la version de la cassette, on suppose ou bien des infiltré·e·s dangereux·ses nuisant à un mouvement autrement inoffensif, ou bien un mouvement lui-même dangereux porté par des intentions criminelles. Le plus souvent, on assiste à une malheureuse juxtaposition des deux logiques.

2012/Dans le cœur renverse le style. Plutôt que d’accoler aux émeutes la lecture réactionnaire fantasmée par l’état, Rodrigue Jean et Arnaud Valade superposent aux images de foules en colère une critique de la répression policière de la plus grande mobilisation qu’aient connue le Québec et le Canada. Pendant que défilent les images grappillées dans les archives de Radio-Canada, de médias indépendants et de particuliers, la voix off de Safia Nolin relaie la vision politique des cinéastes, laquelle brode une interprétation contemporaine sur les événements de la grève étudiante.

La décennie qui vient de passer permet d’ouvrir des chemins nouveaux, de proposer des lectures plus ouvertes de la grève de 2012 que le Carré rouge sur fond noir de Santiago Bertolino et Hugo Samson, monté quelques semaines à peine après la fin des événements. 2012/Dans le cœur poursuit plutôt le travail entrepris dans Insurgence (Groupe Épopée, 2013) en ce qu’il détourne le regard des stratégies internes, des guerres de mots et des leaders de la grève ; les images s’attardent plutôt aux mouvements de foules et aux réponses violentes qu’ils appellent. Et le décalage politique instauré par le passage du temps porte fruit, car il permet de jeter de nouveaux regards sur le passé. Pourtant, le film de Jean et Valade force parfois la note au point de s’égarer.

Tenter une critique décolonialiste et antiraciste des luttes politiques québécoises récentes est nécessaire, mais, à souligner à trop gros traits que le printemps érable était « un mouvement de la jeunesse blanche du Québec, » les cinéastes (blancs) semblent oublier que, dans les couloirs des université et des Cégeps du Québec, une quantité importante d’étudiant·e·s québécois·e·s dont la langue maternelle n’est pas le français, qui sont né·e·s hors du pays, ou dont les parents sont issus de l’immigration, votaient également massivement pour la grève. À l’inverse, les filiations supposées du mouvement de grève évacuent certains éléments cruciaux. Au profit de comparaisons avec des pays occupés comme la Palestine, l’Afrique du Sud et l’Irlande du Nord, on souligne à peine le fait que les parents des militant·e·s de 2012 étaient les témoins d’octobre 1970. Au profit de commentaires sur l’exploitation minière du territoire québécois, on oublie que les étudiant·e·s de 2012 sont les enfants des premières générations de québécois·e·s ayant bénéficié d’une éducation abordable (les frais de scolarité québécois ayant été maintenus à 540$ par année entre 1969 et 1989).

L’exigence n’aurait pas été de montrer la grève telle qu’elle était « réellement »; la lecture du passé avec une grille d’analyse contemporaine permet effectivement de faire vivre les événements dans le présent. Or, avancer des interprétations non comme pistes de réflexion mais comme une trame factuelle risque de liquider l’instant du soulèvement en télescopant un moment dans un autre. Les drapeaux vert et noir (anarcho-primitivistes) flottaient bel et bien alors que les fenêtres et les portes vitrées de la rue Viger volaient en éclats, mais conférer à cette observation la valeur d’un moment inaugural dans la lutte anticolonialiste au Québec brouille le regard plus qu’il ne l’éclaircit. À trop vouloir diriger la lecture, les cinéastes semblent oublier la posture particulière dans laquelle se trouvaient les acteur·rice·s des soulèvements : ni bourgeois·e·s ni ouvrier·ère·s, mais étudiant·e·s; ni colonisateur·rice·s ni colonisé·e·s, mais colons.

La confusion médiatique reprise dans le film est à cet effet évocatrice et peut-être plus représentative de la lutte. À l’écran, on voit les journalistes bricoler des discours à mesure qu’avance la soirée du 4 mai, pendant que sous leurs yeux éclot l’émeute à Victoriaville. Ils et elles cherchent l’interprétation à accoler aux événements en se nourrissant de ce que leur antenne, leurs patron·e·s et leurs collègues de Montréal suggèrent. On voit l’émotion s’emparer d’eux et elles quand les grenades assourdissantes éclatent à quelques centimètres de leur tête. Le stress les fait sursauter et bafouiller quand les projectiles des manifestant·e·s fracassent les voitures en arrière-plan. Les tournures journalistiques inexactes et tâtonnantes des topos de la soirée semblent représentatives de l’ambiance qui régnait dans le chaos. La trame narrative un peu trop nette que nous propose 2012/Dans le cœur gomme ces hésitations.

L’errance propre à l’émeute est pourtant magnifiquement reflétée par d’autres aspects du film. La musique de Jacob Desjardins, faite de longs drones aux tonalités tantôt sourdes, tantôt stridentes, accompagne la tension croissante des images qui se superposent et dont la violence s’amplifie. La tension musicale, jamais résolue, redouble la force percussive des matraques, les battements des hélices d’hélicoptères, les cris des manifestant·e·s. La lente progression sonore de la composition oriente l’attention et aiguille l’émotion sans forcer une direction de lecture des images. Plus encore, on peine parfois à croire que les images proviennent d’archives tant elles semblent maîtrisées, voire chorégraphiées : la recherche et le montage permettent d’entrer dans le vif des affrontements avec une acuité choquante. Si, aux premiers moments du film, on court avec les manifestant·e·s dans le hall du palais des congrès de Montréal à un rythme effréné, à mesure que le temps passe, la succession d’images ralentit, la direction du regard comme celle de la foule s’égare. On est emporté par l’inquiétude, spectateur·rice·s d’affrontements larvés dans des plans presque fixes qui contrastent avec les caméras à l’épaule frénétiques des premières minutes. Contrairement au texte, les images et la musique relaient la rage confuse de la foule, elles nous y immergent.

Progressivement, les silhouettes de policier·ère·s masqué·e·s battant la matraque et avançant au pas se découpent à travers des nuages de gaz lacrymogène presque opaques. Y succède le visage ensanglanté d’un gréviste tiré à bout portant par une arme tactique des forces de l’ordre. Au chapitre de la violence, la précision du film est brutale en ce qu’elle rappelle une répression sans égal dans l’histoire du Québec : au moins sept fois plus d’arrestations que lors de la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre. Pendant plus d’une heure, nous sommes spectateur·rice·s d’adultes en uniformes, payé·e·s et dirigé·e·s par l’État pour harceler, frapper et blesser grièvement des étudiant·e·s tout juste majeur·e·s. La valeur du diagnostic posé par 2012/Dans le cœur réside ainsi davantage dans la critique de la réponse armée d’un État face à une mobilisation que dans la description de cette mobilisation.

Au milieu de cette ambiance lugubre rappelant les tranchées militaires, le seul contrepoint vient des incursions dans le camp adverse. Dans les images de réunions chez les libéraux, l’argent est au rendez-vous et le ton est victorieux : autant de complets de ministres et de sacoches élégantes comme autant de clins d’œil répétés au Temps des bouffons de Falardeau. On voit dans les premiers instants du film les visages aux traits tirés de Pierre Arcand et de Monique Jérôme Forget, trahissant leur nervosité quand l’émeute du Plan Nord réussit presque à pénétrer la conférence économique du Parti libéral du Québec. Mais plus les blessures s’accumulent à l’extérieur du congrès national du parti, plus les rires et les sourires du gratin politique crèvent l’écran. L’ambiance du côté du gouvernement s’allège à mesure qu’il se fait complice des atteintes graves aux manifestant·e·s. 2012/Dans le cœur prend donc sous certaines coutures le relais de films militants bien connus de notre histoire. Heureusement, le renouvellement de la critique politique éclaire les coins qui seront restés pour plusieurs des taches aveugles, voire des handicaps. À tout prendre, on choisira volontiers d’ouvrir les pistes antiracistes et anticolonialistes que Jean et Valade nous proposent d’explorer, plutôt que de retomber dans l’analyse strictement nationaliste des films politiques made in Québec jusqu’à tout récemment.

Quarante ans plus tard, ce n’est plus Brian Mulroney qui est croqué dans la satire, mais ses fidèles successeur·e·s qui font l’objet d’un regard cinglant dans un film d’images trouvées. Une foule aux visages ahuris applaudit à un rythme et avec une vigueur invraisemblables celui qu’ils et elles accueillent comme un sauveur. « Charest, Charest, Charest! » hurle-t-elle en liesse, alors que dehors les ambulances n’arrivent pas à rejoindre les blessé·e·s étendu·e·s par terre et qu’une voiture de police agit comme camion bélier et fonce sur des manifestant·e·s. « Les bourgeois pleins de marde d’aujourd’hui sont déguisés en bourgeois pleins de marde d’autrefois », disait déjà Falardeau.


17 octobre 2022