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Critiques

24 Frames

Abbas Kiarostami

par Gérard Grugeau

À la vision de 24 Frames, le film posthume d’Abbas Kiarostami présenté à Cannes en 2017 et programmé actuellementau Cinéma moderne, on ne peut que penser aux interrogations que le maitre iranien se posait au moment de l’exposition à quatre mains conçue avec le cinéaste espagnol Victor Erice (Erice-Kiarostami. Correspondances) pour le musée Beaubourg à Paris, en 2007. L’auteur du Goût de la cerise déclarait alors : « comment exposer le cinéma ? Comment exposer les images de cinéma avec des images d’une autre nature ? Comment faire d’un parcours d’exposition une expérience du temps du regard et une expérience de la mémoire interne de ce que l’on a déjà vu ? »  Cette entrée en matière pourrait constituer le parcours du regard auquel nous convie aujourd’hui 24 Frames, objet conceptuel passionnant, campé à la croisée de tous les arts et embrassant plusieurs siècles d’images. Nous sommes ici bien sûr face à un film somme, fruit de toute une vie d’expérimentations. Mais de par sa modernité radicale, l’œuvre n’est de fait pas si éloignée de l’installation muséale (on se souvient de Five et de ses plans contemplatifs) qui enchainerait en boucle les épiphanies hybrides d’un artiste prompt à rendre visibles les mystères du monde qu’il parvient à saisir dans l’éblouissement de leur apparition. Comme on le sait, Kiarostami est venu au cinéma (puis à la vidéo et au mini caméras DV) en passant d’abord par la peinture et les arts graphiques, sans oublier la photographie dont il a exploré patiemment le temps immobile. Et c’est cette riche singularité de l‘artiste pluridisciplinaire au sommet de sa pratique qui irrigue 24 Frames, un adieu au monde et au cinéma aussi émouvant que saisissant de beauté simple.

Au commencement était la peinture… Le film ouvre sur un célèbre tableau de Brueghel l’Ancien, Chasseurs dans la neige. Sous nos yeux, cette scène colorée d’un village flamand s’anime soudainement grâce aux effets numériques. Les cheminées crachent leur fumée blanche, des oiseaux traversent le ciel, des vaches défilent sur le pont en contrebas et la neige poudre le paysage de ses flocons soyeux. Le tableau est la matrice de ce qui va advenir, il est le point d’entrée d’où le monde va pouvoir émerger comme « s’il se faisait peintre de sa propre apparition »1, pour reprendre les mots du photographe Youssef Ishaghpour. Et c’est à partir de ce cadre originel que des apparitions successives vont se décliner en 23 variations, comme autant de motifs narratifs singuliers. Des motifs aussi variés que subtils qui relèvent d’une forme de sérialité musicale et, donc, d’une mémoire interne à l’œuvre dont le spectateur, au-delà de l‘expérience sensible, appréciera en toute fin de parcours la portée quasi métaphysique, voire mystique. Après tout, nous sommes avec Kiarostami dans la culture des miniatures persanes et des poèmes d’Omar Kayyam,qui cultive à loisir le caractère imprévisible de l’illumination.

À la faveur de ces 23 pauses cadrées avec une précision extrême, les paysages d’une nature omniprésente se succèdent, zébrés le plus souvent par la présence d’animaux qui agitent le plan : des cerfs numérisés traversent l’image rappelant les travaux sur la décomposition du mouvement d’Eadweard Muybridge, des corneilles et des mouettes aux cris stridents vivent leur vie en bord de mer, des félins copulent par une soirée d’orage, un cliché photographique immortalise un groupe de passants contemplant Paris la nuit, alors qu’une musicienne passe au premier plan au son des « Feuilles mortes » de Prévert et Kosma. À la croisée de l’analogique et du numérique, du réel et du virtuel, différents régimes d’images cohabitent ainsi, dessinant parfois  des  territoires aux contours incertains où les frontières entre les arts se décloisonnent et se brouillent. Pour structurer cette ronde des images qui se nourrit de divers fonds culturels, Kiarostami dit s’être inspiré de plusieurs de ses photographies pour élaborer des micro-récits racontant l’avant ou l’après du moment capturé. En amont ou en aval, le cinéma et ses artifices s’invitent alors,affirmant la primauté de plusieurs choix artistiques chers au réalisateur, dont l’utilisation du cadre dans le cadre, l’habitacle de la voiture dans Ten en étant l’exemple le plus éloquent.

Ces choix, ces dispositifs, qui renvoient à la fois à une grande liberté et à une exigence de clarté et de cohérence prennent dans 24 Frames une ampleur inédite, sans doute, parce que comme le soulignait Alain Bergala citant Maurice Blanchot au moment de l’exposition de Beaubourg, nous touchons ici à un « inessentiel » lié à l’expérience du temps du regard. Pour qui prend le temps de contempler les micro-évènements de la nature, il y a dans l’attente de l’apparition quelque chose que l’artiste en action – et ici, le spectateur face au mystère des pauses à venir – pressent et auquel il ne pourra bientôt plus se dérober. Pour Alain Bergala, filmer les petites choses, « c’est se placer au cœur de cet inessentiel essentiel de l’art et rejoindre l’universel. »2Là réside toute la puissance souterraine qui habite l’épure concoctée au crépuscule de sa vie par Kiarostami pour ce dernier film.

Ce qui nous amène au plan final de 24 Frames qui nous laisse au bord des larmes. Devant une baie vitrée qui dédouble et renforce le cadre, un enfant s’est endormi sur son bureau. À l’extérieur, les arbres ploient sous le vent dans un brouillard cotonneux, annonciateur de cette neige qui a traversé une grande partie du film depuis la scène inaugurale du tableau de Brueghel. Peu à peu, l’ombre de la nuit va prendre possession du plan. Sur l’ordinateur au centre du cadre, un film américain joue, un couple s’embrasse ; et le baiser s’éternise alors qu’un air de jazz nous murmure sa complainte feutrée jusqu’à ce que les mots « The End » se superposent sur les amants enlacés. Dans ce plan qui dure et où le sens de l’espace et de la lumière déclinante se déploie avec une savante harmonie, le cinéaste nous quitte dans « l’être-là » des choses, renvoyant le spectateur solitaire à sa propre finitude face à tant de beauté qui s’éteint. Mais que l’on se rassure, comme le cinéma éternel, l’enfant au bois dormant, par sa seule présence, rêve déjà la suite du monde.

Si la neige est partout dans cet ultime opus, c’est peut-être justement parce qu’elle est liée au pays de l’enfance et ses visions naïves, un pays que les films d’Abbas Kiarostami n’ont eu de cesse d’arpenter depuis l’origine (Le pain et la rueLe passagerOù est la maison de mon ami ? Devoirs du soir). Avec 24 Frames, le cinéma du maitre iranien atteint aujourd’hui son point d’orgue, un degré de plénitude tel qu’il abolit, par son minimalisme même, toutes les frontières entre les arts pour mieux nous révéler, entre le mouvement du temps (le cinéma sous toutes ses formes) et l’éternité éphémère (la peinture, la photographie), les énigmes d’un monde que chaque spectateur habitera à sa façon en s’abandonnant au flux de son imaginaire.

1. Ishaghpour Youssef, Abbas Kiarostami photographe, extrait de la publication « Victor Erice-Abbas Kiarostami. Correspondances », exposition installation, Centre Pompidou 2007, p. 50.

2.  Bergala Alain, Correspondance(s), Ibid, p. 16.


29 novembre 2018