3 Histoires d’Indiens
Robert Morin
par Céline Gobert
Chez Robert Morin, la caméra est une arme, la captation d’un (faux)-réel que ses personnages voudraient bien transformer, la seule façon pour eux de faire entendre leur voix. Il en était ainsi dans Requiem pour un beau sans-coeur, Yes Sir ! Madame ou encore Papa à la chasse aux lagopèdes. Il en est de même dans ses 3 Histoires d’Indiens, docu-fiction contemplatif et/ou ethno-fiction engagée, qui donne notamment la parole à un jeune Algonquin, Erik, débrouillard atypique désirant lancer sa propre chaîne de télévision. A l’instar de bon nombre de héros chez Morin, Erik tourne sa caméra vers lui-même. Il n’est ni tout à fait réel, ni tout à fait fiction.
En parallèle à cette volonté de viser l’intime dans la relation protagoniste/spectateur, Morin met en scène la déambulation solitaire de Shayne, musique classique vissée sur les oreilles, ainsi que celle de trois jeunes filles, Alicia, Shandy-Eve et Marie-Claude, qui multiplient les rituels spirituels et religieux et passent leur temps à vénérer la première sainte indienne. 3 Histoires d’Indiens en venant s’inscrire dans le genre du docu-fiction exploite à merveille un procédé bien malin puisqu’il actionne, chez le spectateur, la possibilité de poser un œil neuf sur une communauté autochtone à qui les clichés collent à la peau. Par exemple, grâce à la véracité induite par le documentaire, le spectateur prend d’emblée pour acquis les goûts musicaux de Shayne (souvent des compositions de Ravel) sans être entravé par ses a priori sur les Indiens et sur ce qu’ils sont censés écouter. Morin, en usant habilement de ce qui fait sa marque de fabrique (faire de la réalité un spectacle et/ou une fiction) fait parfaitement se marier la forme de son film et le fond qu’il défend.
En d’autres mots, c’est justement parce que c’est un docu-fiction, que les deux pendants (et le réel et la fiction) peuvent être acceptés comme ils sont, simplement pour ce qu’ils sont, avec un cerveau et un cœur (de spectateurs) vierges. 3 Histoires d’Indiens, tourné sur une période de quatre ans, donne la chance aux spectateurs – par son procédé même (qui n’est par ailleurs jamais explicité) – de changer, de faire évoluer leur regard sur l’Autochtone, et sur l’Autre de façon générale. Une finalité impossible à la télévision, ce médium consensuel qu’Erik tente d’ailleurs de s’approprier afin de modifier également le regard de sa propre communauté sur elle-même. Changer son point de vue, sur soi et sur ceux qui nous entourent, c’est l’essence même du propos de ces 3 Histoires.
Chez Morin, qui aime tant évoquer le Marginal et l’Exclu (junkies, voyous ou trisomiques), il n’y a point de démagogie. Le discours, plutôt que de s’étendre en grandiloquence ou sentimentalisme, préfère passer par des vecteurs artistiques d’une grande beauté: plans-peintures, photographie sublime, musique, atmosphère. Visuellement, dans les mains de Morin, le docu-fiction est entièrement transfiguré. Nous sommes face à un bel objet cinématographique à l’imagerie contrastée : background apocalyptique d’un côté (décharge, boue, décor minier, habitations vétustes), cadre paradisiaque de l’espace canadien de l’autre (sublimes couchers de soleils, teintes de couleurs, paysages majestueux). Impossible pour Morin d’extraire la rencontre avec l’autre (et la rencontre avec soi!) de son contexte, de son environnement, de son cadre, qu’il soit nature (Windigo, Les 4 soldats) ou murs (Quiconque meurt, meurt à douleur). Impossible non plus de nier de là où il vient : la peinture, la photographie. Lors de la projection, on pense au Cheval de Turin de Bela Tarr ou encore au Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas : des œuvres et des cinéastes qui subliment le cadre naturel et formel, sans oublier d’en faire le jaillir le pire, la menace, les contradictions. C’est dire à quel point la forme – vu le fond – arbore des contours inattendus.
Entre deux eaux (le réalisme et l’expressionnisme), 3 Histoires d’Indiens s’impose comme un film au point de vue (sur les Autochtones) absolument inédit. Et, Morin, quelle que soit la posture adoptée, n’oublie jamais de faire du cinéma. Du ciné dénué de l’imagerie glauque habituellement associée au propos social. Du ciné épuré qui montre et démontre, sans verser ni dans l’exagération ni dans le lyrique. Même l’audacieux parallèle, qui jaillit en bout de ligne, entre le sort des Palestiniens et celui des Indiens, ne vient pas sacrifier cette volonté d’accoucher de ce que l’on pourrait qualifier de film-poésie pamphlétaire, dont l’hybridité cinématographique (croisement des genres documentaire/fiction) permet, sans sensiblerie inutile, tant la prolifération saine de différents points de vue que l’annihilation complète des idées reçues.
La bande-annonce de 3 Histoires d’Indiens
10 avril 2014