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Critiques

305 BELLECHASSE

Maxime-Claude L’Écuyer

par Robert Daudelin

Depuis la multiplication des canaux spécialisés, le film sur l’art est devenu un genre à l’intérieur du cinéma documentaire. Il y avait évidemment des précurseurs remarquables (Luciano Emmer, Alain Resnais, Johan van der Keuken, Henri Storck), mais leurs travaux ne bénéficiaient pas du support de diffusion actuel. Par ailleurs, l’abondance de la production récente a donné naissance à des modèles récurrents, des films qui se ressemblent trop, abusant souvent des discours de spécialistes saucissonnés à la va-vite. Fort heureusement 305 Bellechasse évite le piège du formatage à la mode grâce à un projet esthétique bien défini qui consiste à traiter séparément bande image et bande son.

Maxime-Claude L’Écuyer, familier des ateliers d’artistes logés dans le vieil édifice industriel de la rue Bellechasse, a d’abord invité neuf artistes du lieu à confier à son magnétophone leurs propos sur leur pratique artistique et l’importance de l’atelier comme lieu d’élaboration de cette pratique. Présents à l’écran uniquement par leurs voix, ces créateurs nous permettent d’entrer dans leur intimité, dans leurs secrets d’atelier : leurs manies, leurs horaires, leur besoin de musique ou de silence, leur recherche de solitude, comme leur désir de confronter leur travail à un regard extérieur. Cette parole, parfois savante, est toujours naturelle, adoptant la forme d’une conversation entre amis ; elle nous associe au processus de création avec une complicité qui sollicite notre attention et nous permet de découvrir l’histoire des œuvres qui naissent dans les ateliers.

La visite des lieux se fait au rythme d’une caméra steadicam fouineuse qui, après avoir arpenté les corridors à vive allure, s’arrête précautionneusement dans chaque atelier sélectionné qu’elle visite systématiquement en autant de mouvements lents auxquels rien n’échappe. Régulièrement des plans fixes mettent en valeur, tantôt un outil, tantôt une tache de peinture sur le vieux plancher de bois ou une famille de pinceaux plongés dans l’eau. Si les ateliers sont vides, ils sont pourtant habités par les voix enregistrées préalablement et qui nous guident dans une visite riche en découvertes et en surprises : les boîtes de David Elliott livrent leurs secrets, Alexis Lavoie confronte réflexion et fabrication, Jean-Benoit Pouliot décrit le procès de production, alors que Janet Werner célèbre le « bon accident ». Périodiquement la steadicam abdique ses privilèges et une caméra fixe nous propose une plongée radicale qui permet une vue d’ensemble de chaque atelier, son ordre, ou son désordre, reprenant tous ses droits.

Pour un peintre ou un sculpteur, un atelier est beaucoup plus qu’un lieu de travail, c’est un lieu de vie où parfois on habite en temps de périodes creuses ; toujours, c’est un lieu qui accueille les idées et permet les expériences. Chacun et chacune y impose ses règles, son rythme de travail, son rapport à l’art et au monde. Les confidences des artistes du 305 sur l’usage de la musique sont particulièrement révélatrices de ce besoin de façonner un environnement qui permette aux œuvres de naître. Si Sylvain Bouthillette, qui est par ailleurs musicien (au sein du groupe Bliss), fait confiance au hardcore pour le stimuler dans son travail, David Lafrance avoue utiliser les émissions sportives comme stimulant, alors que Jean-Benoit Pouliot préfère le silence pour trouver un ordre à son assemblage de petits tableaux et que Eliza Griffiths admet que la musique influence directement son travail.

L’atelier, pour reprendre la belle expression de l’un des protagonistes du film, est « un lieu qui définit celui qui y pénètre ». C’est tout à la fois, un espace psychologique et un espace poétique. Toutes ces définitions sont évoquées à l’occasion de cette visite du 305 Bellechasse, un vieux bâtiment de briques qui, durant plus de 20 ans, a été un espace de création, accueillant autant qu’indispensable. Ce que ses heureux locataires croyaient qu’il serait pour encore de nombreuses années au moment où Maxime-Claude L’Écuyer a commencé à y promener sa caméra en 2018. Malheureusement, il n’en sera pas ainsi.

Quelques mois plus tard, avant même que le film soit terminé, un avis d’éviction informait les artistes travaillant au 305 qu’ils devaient aller créer ailleurs : une grande société immobilière avait racheté l’édifice et comptait bien l’utiliser pour faire quelques millions. David Elliott est rentré chez lui avec ses boîtes ; Christine Major a trouvé un atelier dans Hochelaga-Maisonneuve ; Sylvain Bouthillette a trouvé un local dans l’Atelier Casgrain du Mile-End ; David Lafrance a déménagé ses pinceaux en Montérégie… Ce qui, à l’initiative de Marc Séguin, avait été un projet exemplaire pour installer les artistes au cœur même de la ville venait d’être victime du capitalisme sauvage : plus de cent artistes se retrouvaient à la rue. Pourtant la ville, plus que jamais, a besoin de ses artistes, et a besoin qu’ils vivent et travaillent au milieu des citoyens, avec pignon sur rue, pour que l’art soit vivant et appartienne à tous.


23 septembre 2022