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Critiques

35 Rhums

Claire Denis

par Fabien Philippe

Défilement d’une ville à travers les vitres d’un RER, renouvellement des passagers à chaque gare : le nouveau film de Claire Denis s’ouvre sur un paysage mouvant, pris dans les transports en commun qui relient Paris aux banlieues. Après les ciels violacés et les forêts sanguinolentes de L’intrus, la cinéaste est de retour dans la capitale française avec 35 rhums qui pose, d’entrée de jeu, la trajectoire et le déplacement au cœur de son dispositif, avec le personnage de Lionel, conducteur de RER et veuf qui vit avec sa fille unique, Joséphine. Dans le même immeuble habitent Gabrielle, la voisine amoureuse de Lionel, et Noé, encore indécis à l’idée de partir et de vendre l’appartement familial. Les quatre sont unis par des liens profonds dont on ignore la nature réelle. Entre eux, c’est plutôt un perpétuel jeu de chassés-croisés qui part de leur appartement et multiplie les déplacements et les rencontres. D’où la sensation d’un flux qui jamais ne se fige.

Dès S’en fout la mort, le cinéma de Claire Denis a envisagé l’inscription des corps dans l’espace et les liens entre les personnages à la manière d’une chorégraphie du quotidien, où chaque geste, déplacement ou élan structure l’avancée narrative et modifie les états des personnages. 35 rhums prend justement comme motif principal la nécessaire mais douloureuse séparation d’un père et de sa fille, soit l’avènement d’un nouvel état des liens entre les personnages. Film de transports (autant les transports amoureux que les transports en commun), 35 rhums observe ces flux infinis qui opèrent et circulent. Dans ce Paris mouvant où le passage des trains de banlieue anime l’image, chacun des quatre personnages principaux devient tour à tour l’élément moteur qui génère son rythme propre, nourri par les événements de la vie. Ce qui compte, nous dit Claire Denis, c’est de rester en mouvement comme elle le souligne dramatiquement  à travers le personnage du collègue de Lionel qui, une fois à la retraite (littéralement : une fois descendu du train qu’il a conduit toute sa vie) se suicidera, brisé dans son rythme. Dès lors, tout mouvement peut faire dévier la trajectoire première des personnages et modifier les liens qui les unissent : une embrassade spontanée, l’ivresse provoquée par l’alcool, une voiture qui tombe en panne, un slow improvisé, une rencontre inopportune dans l’ascenseur, autant de microévénements dont la cinéaste observe les retombées sur les corps.

En rejetant les schémas classiques (si Lionel et Joséphine sont bien père et fille, leurs habitudes de vie et leur lien s’apparentent en fin de compte à ceux d’un vrai couple), Claire Denis laisse la voie ouverte à tous les possibles, bannissant du même coup les discours préétablis (voir la leçon de l’exposé que fait Joséphine sur la dette des pays du Sud qui débouche sur un débat stérile entre étudiants). De même, la présence de nombreux personnages noirs ne se pose pas comme geste politique mais bel et bien comme composante naturelle de la société qu’elle décrit. La grande nouveauté ici, c’est que ces glissements s’opèrent dans un dépouillement et une simplicité exemplaires, alors que les précédents films de Claire Denis nous avaient habitués à des flux violents et souvent délétères (Trouble Every Day ou encore L’intrus). Même le recueillement de Lionel et de Joséphine sur la tombe de la femme et mère défunte maintient une sobriété à l’égal de tous les moments de vie qui irriguent le film. À cet égard, la cérémonie de mariage est lumineuse de limpidité ; il suffit à la cinéaste de quelques plans épurés (des gants sur une table, Joséphine apparaissant en robe blanche, Noé en costume, qui va franchir la porte de sa promise) pour rendre toute la solennité de l’événement qui va sceller le départ définitif de Joséphine. Par ce thème et cette simplicité dans la forme, Claire Denis se rapproche des derniers films d’Ozu et se permet de placer un autocuiseur à riz au centre de la cuisine, comme un joli clin d’œil au maître japonais. À son tour, la cinéaste compose un cérémonial de la vie toute en retenue et en frémissements, comme un printemps qui tarderait simplement à naître.

* Cette critique est originellement parue dans le numéro 142 de la revue 24 Images.


15 octobre 2009