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Critiques

495 minutes de miniatures polonaises

par Marco De Blois

À moins de fréquenter avec assiduité les cinémathèques et les festivals spécialisés, les films de l’Âge d’or de l’animation polonaise sont à peu près impossibles à voir aujourd’hui. C’est au hasard d’une recherche dans Google que nous avons appris l’existence d’une excellente collection de films d’animation polonais sur DVD. Par leur richesse de contenu et leur rigueur éditoriale, ces coffrets édités par l’organisme public polonais PWA comblent incontestablement une lacune. De surcroît, ils se révèlent d’autant plus passionnants qu’ils nous permettent d’accroître notre connaissance de cette cinématographie marquante.

Dans la foulée de la Nouvelle Vague puis de l’émergence des cinémas nationaux, le cinéma d’animation d’Europe de l’Est a connu un essor fulgurant dans les années 1960 et 1970. Les Tchécoslovaques ont marié avec brio la tradition de la marionnette au surréalisme, les Yougoslaves ont développé un style moderniste hérité du studio américain UPA. Les Bulgares, les Russes et les Hongrois ont eux aussi mis l’animation de leur pays sur la carte.

Pour leur part, les Polonais se sont démarqués par un cinéma d’animation parfois qualifié d’austère, mais ayant d’indéniables qualités graphiques et esthétiques et un sens très sûr de l’invention. Proche de l’expérimentation, l’animation polonaise de cette époque possède de forts accents poétiques et distille une obsédante mélancolie. Mais cela ne doit pas faire oublier que les auteurs étaient souvent motivés par des intentions satiriques et recouraient volontiers au sarcasme. Les Polonais, après tout, ont donné naissance aussi bien à Chopin qu’à Gombrowicz.

Dans la Pologne des années socialistes, la production d’animation se concentrait en grande partie au studio Se-Ma-For de Lodz, une ville où se trouve par ailleurs une importante école de cinéma. Fondé en 1947, Se-Ma-For (acronyme de « Studio de films en miniature ») possédait aussi des antennes à Varsovie et à Cracovie. La quasi-totalité des cinéastes d’animation de l’époque venait des Beaux-arts ou des arts graphiques, abordant la réalisation sous l’angle de la recherche plastique et esthétique. En conséquence, on retrouve peu de films de marionnettes et de film sur cellulos dans leur travail. Parmi les constances qu’on peut y observer, il y a le recours fréquent aux éléments découpés, un registre chromatique restreint et un soin particulier apporté à la conception sonore et à la musique.

L’Âge d’or de l’animation polonaise renaît enfin en DVD. Mis sur pied par le ministère de la Culture de Pologne, PWA (Polskie Wydawnictwo Audiowizualne – ou Polish Audiovisual Publishers) a comme mission de promouvoir le patrimoine audiovisuel national. L’organisme édite aussi des DVD de documentaires et de films de fiction en prises de vue réelles. Si on en juge par les commentaires des aficionados du DVD retrouvés dans les forums spécialisés sur Internet, le travail abattu par cet organisme est sérieux. Dans le domaine de l’animation, trois coffrets ont été édités depuis 2007 : Anthologie de l’animation polonaise (2 disques), Anthologie de l’animation expérimentale polonaise (3 disques) et Anthologie de l’animation polonaise pour enfants (3 disques). Les films ont été sélectionnés par le critique et historien Marcin Gizycki qui a aussi rédigé le contenu des livrets accompagnant les disques. Nous nous sommes procuré les deux premiers coffrets.

Manifestement, les éditeurs ont effectué les numérisations à partir des meilleurs éléments existants. Par exemple, la résolution de Tango, de Zbigniew Rybczynski, est supérieure à celle qu’on retrouve dans la compilation produite par Zbig Vision, la compagnie du cinéaste, et nous donne le sentiment de redécouvrir le film. Le seul bémol que nous pouvons émettre quant aux transferts est le rognage du cadrage original de quelques oeœuvres (Le Cheval de Witold Giersz est notamment présenté ici en format panoramique plutôt qu’en Cinémascope plein cadre).

Le coffret Anthologie de l’animation polonaise regroupe une pertinente sélection d’œoeuvres réalisée par les auteurs les plus marquants depuis la fin des années 1950 jusqu’au début des années 2000. Pionniers de l’animation polonaise moderne, hérauts d’un surréalisme féroce en rupture avec le réalisme socialiste et l’esthétique disneyenne, Jan Lenica et Walerian Borowczyk y sont représentés par La Maison (Borowczyk et Lenica, 1958), L’École (Borowczyk, 1958) et Labyrinthe (Lenica, 1961). Ils quittent tous les deux la Pologne peu après 1960 pour pratiquer leur métier en France.

Parmi les autres cinéastes incontournables apparaissant dans cette compilation, on trouve Witold Giersz, ayant mis au point une technique exigeante de peinture appliquée en couches épaisses (Le Rouge et le Noir, 1963, Le Cheval, 1967), Stephen Schabenbeck, probablement l’auteur le plus angoissé de cette génération (Tout est nombres, 1966, L’Escalier, 1968), Daniel Szczechura, iconoclaste, irrévérencieux et imprévisible (Le Fauteuil, 1963, Le Voyage, 1970), Jerzy Kucia, un des plus grands réalisateurs de l’animation contemporaine, dont l’œoeuvre célèbre la poésie du quotidien avec une indescriptible force d’émotion (En accordant les instruments, 2000), de même que –- nous ne les nommerons pas tous –- Dumala, Czekala, Oraczewska et, bien entendu, le grand Rybczynski. Les interfaces et les sous-titres peuvent être lus en anglais, en polonais ou en français. Un livret comprenant un historique de l’animation polonaise moderne et des biofilmographies accompagne les disques.

Anthologie de l’animation expérimentale polonaise regroupe quant à lui de nombreuses surprises. Comme l’explique l’historien Giannalberto Bendazzi dans son ouvrage Cartoons : le cinéma d’animation, 1892-1992, une partie du financement pour le cinéma polonais allait vers la production expérimentale. Toutefois, ces films étaient peu vus et invisibles à l’étranger. L’occasion nous est donc offerte de découvrir une facette méconnue de l’histoire du cinéma mondial.

Le premier disque du coffret propose une sélection de films abstraits, le plus ancien étant The Eye and the Ear (1944-1945), réalisé par deux ressortissants polonais en Grande-Bretagne vers la fin de la guerre. Dans le deuxième, on trouve des réalisations étonnamment avant-gardistes reposant sur le croisement de la prise de vue réelle et de l’animation, dont l’étonnant Le Premier Film (1981), de Jozef Piwkowski, déconstruction ludique de La Sortie des usines Lumière. Enfin, le troisième disque regroupe des inclassables, des « non-films », des films de « non-animation », des films qui rejettent la notion de ce qu’est la bonne animation et quelques œuvres contemporaines. Il nous offre notamment l’occasion de mettre en perspective l’étrange Souris et chat, de Mariusz Wilczynski, qui avait hébété bien des festivaliers à Annecy l’été dernier. En effet, deux « anti-cartoons » de Wilczynski – appelons-les plutôt des « dessins animés archaïques » – inclus sur ce disque permettent de mieux comprendre la démarche atypique de l’auteur. Gizycki justifie ses choix dans le livret d’accompagnement. On peut naviguer sur les DVD en optant pour des menus et des sous-titres polonais ou anglais.

Anthologie de l’animation polonaise appartient à la zone 2, et Anthologie de l’animation expérimentale polonaise, à la zone 0 (donc lisible par tous les appareils). Il faut toutefois s’armer d’un peu de détermination pour se procurer ces beaux objets qui ne sont vendus qu’en Pologne. Sur son site, PWA (www.pwa.gov.pl, en anglais et en polonais) propose des descriptions détaillées de ses éditions, mais n’offre pas la possibilité d’effectuer une transaction en ligne. Pour commander les DVD, nous vous suggérons de vous brancher au magasin Merlin (www.merlin.pl). Le site n’est qu’en polonais, mais une page d’aide en anglais permet tant bien que mal de s’y retrouver. Si vous avez un Polonais dans votre cercle d’amis, n’hésitez pas à faire appel à sa collaboration !

Enfin, ces coffrets sont offerts à un prix défiant toute compétition. Incluant une livraison rapide de 5 jours, l’achat des deux coffrets s’élève à une soixantaine de dollars (soit 144 zlotys). Une aubaine qui rend cette acquisition de 495 minutes de miniatures polonaises encore plus incontournable.

Note du 2 novembre 2008 : On nous signale que ces coffrets DVD peuvent également être commandés en ligne chez Chalet films à Paris (www.chaletfilms.com).
Toutefois, les coûts d’achat et d’expédition y sont plus élevés que si on les importe directement de Pologne.


30 octobre 2008