88:88
Isiah Medina
par Ariel Esteban Cayer
Premier long métrage du jeune canadien Isiah Medina, à mi-chemin entre le « mixtape » musical et le traité philosophique, 88:88 est un hybride de documentaire et de fiction d’autant plus singulier qu’il ne semble obéir à aucune règle préexistante. Faisant suite à plusieurs courts métrages, incluant Semi-Auto Colours en 2010, et se plaçant dès son premier plan sous l’égide des frères Lumière, 88:88 évolue néanmoins selon une logique interne si inusitée, rigoureuse et sidérante qu’il s’en dégage un profond sentiment d’originalité. Le film ne se contente pas de capter le « réel » à grand renfort de nouveaux moyens numériques. Medina y avance plutôt le potentiel d’un nouvel agencement asynchrone d’images et de sons, de toutes sources, tailles et résolutions confondues. Ces éléments cohabitent ici sous le seul joug non pas du capital ou du besoin de narration, mais bien de l’oppressant manque de moyens. La soustraction devient donc la principale logique structurante – le montage étant, au-delà de toute dimension visuelle ou narrative, le procédé le plus spécifique au médium que Medina cherche ici à réinventer d’une habile coupe à l’autre.
« There’s nothing left to see except suspension », nous dévoile la première voix désincarnée du film. Formellement, Medina explore « l’entre-deux », le vertige d’une coupe tranchant le flot ininterrompu d’un univers composé d’images. 88:88 réactive ainsi le potentiel de ces atomes primordiaux, dans la foulée d’un Godard qui nous priait de dire adieu au langage pour mieux réinventer le cinéma à l’ère numérique. Medina dépasse cependant très vite le simple maniérisme expérimental. La forme relève ici du politique, de l’expérience vécue, de l’ontologie d’une réalité sociale propre à l’entourage du cinéaste. D’une juxtaposition à l’autre, Medina reflète la vitesse avec laquelle le capital circule et structure nos vies : un jeune adulte collectionne les chaussures, mais ne peut payer son loyer; un couple d’étudiants vit à même le sol d’un appartement à peine meublé; un proche se retrouve bientôt en prison, victime de la pression environnante. Pour ainsi dire, le vertige du découpage effréné relève directement de la réalité urbaine que le cinéaste dépeint, jusqu’à basculer en fin de parcours dans l’abstraction pure du trading haute fréquence des milieux financiers, comme une sorte de Brakhage virtuel.
88:88 contourne également la logique capitaliste inhérente à la plupart de ses modes de captations (iPhones, iPads et caméras plus coûteuses se côtoient sournoisement), inscrivant son ontologie visuelle dans une logique non-narrative démocratique, très proche de celle du hip-hop. Traitant de pauvreté – ce flottement existentiel encouru par l’interruption de capital permettant à tout un chacun « d’être » en ce bas monde – 88:88 remplace la table tournante et l’échantillonneur par le logiciel de montage. Sans argent, la captation demeure aujourd’hui non seulement possible, elle s’avère être une évidence. L’image devient une unité malléable, infiniment (re)combinable, dont la potentielle valeur marchande est détournée pour devenir mélodie pure. La parole y est finalement superposée, comme le ferait un MC. Car si le beatmaker contourne les droits d’auteurs en hachurant les morceaux d’autrui – d’un vinyle ou d’un fichier à l’autre – Medina construit ici sa piste du bassin d’images qui l’entourent – autant de sonorités et de textures distinctes, empilées de manière à créer un sens, un rythme, un flot, puis, pour emprunter plus définitivement au hip-hop, un flow sublimant un espace social autrement régi par l’argent en une succession de passages poétiques.
Ceci dit, il ne faudrait pas passer sous silence la puissante charge émotive que véhicule le montage virtuose de Medina. Si 88:88 se veut une interrogation philosophique sur le flottement quotidien qu’engendre la pauvreté (et sur le potentiel qu’à l’image de tout sublimer), les forces qui sous-tendent l’univers du cinéaste sont nécessairement celles de l’amitié. 88:88 devient très vite le drame prenant d’une série d’unions rompues par la précarité. L’antidote à ce malaise? Ces plans emplis d’amour que Medina réserve à ses proches, autant d’élans de brio visuel juxtaposant par exemple le visage ensoleillé d’une femme à la cime d’un arbre hyper-saturé. Une logique émotionnelle sans faille s’empare donc très vite de l’œuvre, s’alliant à merveille à sa forme politique, pour finalement culminer sur un puissant leitmotiv : « There’s no justice, just us ».
88:88 est disponible sur Mubi jusqu’au 18 avril.
20 mars 2016