Je m'abonne
Critiques

99 Homes

Ramin Bahrani

par Eric Fourlanty

Sous le soleil trompeur de la Floride, Dennis Nash (Andrew Garfield) travaille dans la construction et vit dans la maison de son enfance, avec sa mère (Laura Dern), coiffeuse à domicile, et son petit garçon (Noah Lomax). Dennis est un bon gars, responsable, fin, honnête, un bon gars qui vit malheureusement dans l’état américain le plus touché par la crise, celle qui a vu la valeur des maisons chuter de moitié et des millions de gens expulsés de chez eux. Dennis est de ceux-là : sa petite famille et lui sont jetés à la rue par une brigade menée par Carver (Michael Shannon), un agent immobilier sans scrupules, spécialisé dans les faillites, grâce auxquelles il vit comme un roi.

Vivotant dans un motel miteux, criblé de dettes et acculé au pied du mur, notre Candide fait un pacte avec le Diable, l’agent d’immeubles véreux, qui voit en lui un genre de fils putatif. Il magouille donc pour l’ennemi et bientôt, rêvant de racheter sa maison familiale, il expulse ceux qui sont dans la position dans laquelle il était quelques temps auparavant. La faim justifie les moyens mais combien de temps notre Faust des bayous parviendra-t-il à vivre avec sa conscience ?

« Il est dit dans la Bible que, pour celui qui aura sa place sur l’Arche de Noé, 99 autres périront », profère Carver de façon assez approximative, comme le font souvent ceux qui citent un texte sacré à des fins personnelles. D’où un titre de film pas innocent au royaume du capital, là où il n’existe qu’une religion, celle du billet vert. Sous ses airs de téléfilm pour grand écran, 99 Homes est tout de même un objet assez unique dans le cinéma américain actuel. Ce n’est ni un petit film indépendant sur le mal de vivre de la génération X, Y ou Z ou sur l’absurdité de la vie en général et ce n’est pas non plus un mélodrame certifié « oscar winning ». C’est quelque chose entre les deux, un film honnête qui s’attaque à des thèmes qui, si l’on était dans les années 70, feraient les beaux jours de Hollywood, et même du box-office. Ces thèmes? La religion du fric, le démantèlement du tissu social, l’obsession du winner/loser, le vide existentiel d’un pays qui, peu à peu, perd son âme.

Mine de rien, Ramin Bahrani, cinéaste américain né de parents iraniens, a signé six films en 10 ans et ils ont tous fait le circuit des festivals –  Sundance, Venise, Berlin, Toronto et même Cannes. Un réalisateur respecté par la critique, honnête dans son approche grand public de sujets dits sociaux et qui a la qualité de signer des films sans grande personnalité mais sans défaut. Ce qui, aujourd’hui, n’est pas rien…

En fait, 99 Homes ressemble à un téléfilm qui aurait des allures de série prestige de HBO – encore que certaines soient plus proches de l’univers cinéma que télé mais c’est un autre sujet… Du scénario à la photo, en passant par la mise en scène, tout semble avoir était fait pour ne pas trop « déranger » le spectateur dans le confort de son salon. Tout le contraire de la messe cinéma. Ici, aucune zone d’ombre, pas de flou, rien de confus, rien de nébuleux, rien de troublant. Notre héros est pris dans un dilemme cornélien – suivre ses principes ou sauver sa famille – mais il reste un héros du début à la fin, avec l’obligatoire rédemption finale, confession publique et autoflagellation. L’Amérique a toujours eu un faible pour les underdogs, les self-made men et les survivors… On a beau nous expliquer, lors d’une séquence un peu trop pédagogique que le père de Carver a été victime de la cupidité du système américain, il n’en reste pas moins un autre salaud avec une enfance malheureuse. Rien de troublant pour nous. Aucune zone floue non plus dans la mise en scène : tout est éclairé naturaliste, à hauteur d’humain et en gros plan. Très gros plans. Les yeux, miroirs de l’âme, d’accord, mais a-t-on besoin de confondre objectif de caméra et lunette d’opticien? Le beau regard mouillé de Spiderman et les yeux reptiliens de Shannon dépassent largement leurs quotas de temps-écran.

Il est louable qu’un film comme 99 Homes existe, ne serait-ce que parce qu’il « reste dans son sujet », sans l’ombre d’un romantic interest, mais il est symptomatique d’une époque où le manque de défauts fait office de qualité. On se prend à rêver ce que, au début des fabulous seventies, un Schlesinger, un Ashby, un Altman, sans parler d’un Scorsese, aurait fait d’un tel sujet. Disons, faute de mieux, qu’aujourd’hui, on a les films qu’on mérite…

 

La bande-annonce de 99 Homes


8 octobre 2015