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Critiques

A BRIGHTER SUMMER DAY

Edward Yang

par Bruno Dequen

Film-fleuve de près de quatre heures comportant plus d’une centaine de rôles parlants, A Brighter Summer Day impressionne de prime abord par son ampleur. Située dans le Taipei du début des années 1960, cette fresque historique mêle la petite et la grande histoire. À travers le récit d’apprentissage de Xia Si’r (Chang Chen, révélé dans ce film et revu il y a quelques années dans The Assassin (2015) de Hou Hsiao-hsien), un jeune garçon de 14 ans qui sera associé malgré lui à l’univers des gangs de rue sans jamais vraiment en faire partie, Yang dresse le portrait d’une époque charnière et tumultueuse de Taïwan. L’influence de la culture américaine sur la jeunesse désœuvrée et les difficultés d’intégration d’innombrables familles chinoises arrivées en 1949 avec Tchang Kai-chek se heurtent alors à la politique répressive d’un gouvernement paranoïaque.

Mis à part un très court prologue situé en 1959, tout le film se déroule en 1961, alors que Si’r, relégué aux cours du soir pour les étudiants moins performants, fait la rencontre de Ming, la petite amie mystérieuse et peu loquace de Honey, le chef exilé des Little Park Boys, l’un des principaux gangs de jeunes de la ville. Tout en observant l’évolution de leur relation, le film explore trois sphères liées à la vie quotidienne de Si’r : l’école, les gangs et la famille.

L’évocation d’une époque à travers le prisme d’un récit familial ou intimiste est loin d’être une approche inédite, et la quête d’identité semée d’embûches de Si’r n’est pas sans rappeler de nombreux classiques du cinéma et de la littérature. Pourtant, A Brighter Summer Day demeure malgré tout une œuvre profondément singulière. Contrairement à de nombreux récits initiatiques de même nature, le film de Yang ne s’absorbe pas facilement. Si Jacques Kermabon pouvait affirmer dans 24 images en 2000 que « Yi Yi appartient à ces œuvres dont l’apparente limpidité décourage toute velléité d’analyse », on ne saurait en dire autant de A Brighter Summer Day, qui est un film aussi mémorable que difficile à cerner. Les péripéties qu’il présente sont violentes mais filmées avec une infinie pudeur. Sa conclusion, pourtant tragique, suscite plutôt la mélancolie. Le rapport qu’il entretient envers son personnage principal est à la fois attentif, tendre et étrangement distant.

jeune couple marche dans campagne

Mais surtout, comme son compatriote et ami Hou Hsiao-hsien, Edward Yang privilégie un récit oblique et elliptique, dans lequel les relations entre les innombrables personnages sont souvent quelque peu obscures. À l’opposé de la plupart des fresques intimes, Yang refuse de favoriser le point de vue de Si’r. Il cherche plutôt à embrasser l’ensemble des possibilités que lui offre sa prémisse. D’où, entre autres, la quantité astronomique de personnages importants qui, parfois, n’apparaissent que le temps d’une scène. D’où, également, l’impression presque onirique que laisse ce film qui semble être constitué de multiples fragments aux ramifications multiples et énigmatiques. Loin d’être le fruit d’une construction maladroite, cette légère opacité dans laquelle baigne le film est le résultat de choix d’écriture très méticuleux.

De nombreux éléments qui seraient mis à l’avant plan dans n’importe quel récit traditionnel sont occultés ou abrégés. Ainsi, la première discussion entre Si’r et Ming se déroule près d’un camp d’entraînement militaire et le vacarme des armes noie leurs paroles. Beaucoup plus tard, le décès de Honey et son impact sur Ming sont magistralement mis en scène en trois plans silencieux. Des policiers s’affairent autour du corps. Ming apprend la nouvelle à l’entrée de sa maison puis rentre coudre avec sa mère. Ming est fiévreuse sur son lit. Sans un mot, en moins de deux minutes, Yang vient de décrire les conséquences de l’un des événements les plus dévastateurs du film. Il n’a pas besoin d’en faire plus. Homme de cinéma, il sait bien qu’une simple image peut parfois valoir mille mots.

À d’autres moments, le cinéaste refuse volontairement d’expliciter clairement les enjeux d’une scène. Alors que Si’r est sur le point de se faire rosser injustement par les 217s, le gang rival des Little Park Boys, Ma, un jeune nouveau de l’école, parvient à les faire fuir par sa seule présence. Répondant à Si’r, surpris d’un tel dénouement, Ma déclare simplement : « Certains ont dû me reconnaître ». Curieusement, cette scène est la première à mettre en scène ce personnage dont on ne sait rien, et le film ne reviendra jamais sur cet événement. Or, il est d’une importance cruciale, puisqu’il dévoile non seulement le statut social de Ma, qui s’avérera être le fils d’un militaire haut gradé, mais aussi les tensions sociales sous-jacentes entre les deux gangs, les 217s étant pour la plupart des fils d’employés locaux de bas échelon, et donc potentiellement sous l’autorité du père de Ma… Cette scène intrigante, qui n’est finalement compréhensible rétrospectivement qu’après avoir porté une attention soutenue à tous les détails du film – en particulier la décoration de la maison de Ma – est caractéristique de la démarche de Yang, qui est un scénariste d’une rare exigence.

Le moindre épisode, la moindre discussion d’apparence triviale sont ainsi investis d’une multiplicité de sens. L’un des exemples les plus remarquables se situe dans le premier tiers du film. Après avoir été invités à une soirée organisée par un fonctionnaire haut placé, les parents de Si’r retournent chez eux en bus. Ils discutent brièvement de leurs déboires professionnels et des retrouvailles avec une vieille femme dont le mari est reparti depuis des années en Chine continentale. Dans cette courte scène en un seul plan, Yang met en germe deux composantes qui deviendront cruciales bien plus tard dans le film : la précarité économique de la famille, représentée par le fait même qu’ils utilisent le transport en commun, et leurs liens potentiels avec des résidents dissidents, qui amèneront le père à subir l’interrogatoire des autorités. En outre, la préfiguration du destin du père est d’autant plus évidente que leur trajet en bus croise le chemin de chars de l’armée, symboles inévitables de la répression active exercée par le gouvernement. S’il est un excellent scénariste, le véritable génie d’Edward Yang s’incarne magistralement dans ses choix de mise en scène.

Yang est réputé pour être l’un des grands portraitistes urbains du cinéma, son sens du cadrage lui permettant d’inscrire avec brio ses personnages au sein de leur environnement. S’il pratique un cinéma plutôt intimiste, le reste du monde n’a de cesse de faire irruption dans le cadre. Un monde qui peut s’incarner dans le reflet d’une vitre, la présence de passants à l’avant-plan ou encore un son hors-champ envahissant. Son utilisation fréquente du plan large lui permet de multiplier les niveaux de lecture et de superposer les lignes narratives. En un seul plan à l’intérieur d’une séquence d’une sobriété trompeuse, il se permet ainsi de suivre le retour à la maison de Ming et de sa mère malade, qui discutent de leur situation précaire, et de dévoiler en arrière-plan l’arrivée de Lao Er, le grand frère de Si’r dans le repère des 217s, auxquels il doit de l’argent. De même, l’une des scènes les plus importantes entre Si’r et Ming, dans laquelle le garçon prend son courage à deux mains pour déclarer son attachement à la jeune fille, se déroule alors que la fanfare de l’école prépare son concert de fin d’année et que les amis de Si’r envisagent la possibilité de quitter les gangs pour se consacrer à la musique. L’éthique philosophique de la mise en scène chez Yang n’est pas sans rappeler ici celle de Mizoguchi, même si la douceur de son regard a souvent incité ses exégètes à le comparer à Ozu. Quelle que soit l’intensité dramatique d’une scène, ces cinéastes ne perdent jamais de vue que le destin de leurs personnages n’est qu’une goutte d’eau au cœur des innombrables bouleversements du monde. Il est primordial pour eux que chaque plan soit investi d’une véritable profondeur fondée sur le refus de la hiérarchisation classique. Le moindre élément du cadre doit être observé et écouté avec une même intensité pour que l’œuvre puisse pleinement déployer son sens. L’arrière-plan et le hors-champ ne sont jamais simplement décoratifs ou secondaires.

Cette attention inusitée aux détails matériels de chaque plan explique sans doute les souvenirs à la fois diffus et précis que laissent les films de Yang. Si l’entrelacement complexe des enjeux déployés au sein des multiples trames narratives de A Brighter Summer Day se perd dans les aléas de la mémoire, les lieux arpentés par le film et les objets quotidiens utilisés par les personnages s’impriment en nous de façon immédiate et définitive, qu’il s’agisse du terrain de tennis dans lequel les jeunes jouent aux jeux de l’amour, de la lampe torche que Si’r semble presque toujours avoir sur lui ou du costume beige des écoliers. Certes, l’impact qu’ont ces détails est lié en partie à leur récurrence au sein du récit. Yang travaille beaucoup sur les répétitions. Cela dit, ces éléments mémorables sont en fait au cœur de la démarche philosophique de Yang, qui fait preuve d’un rapport profondément matérialiste et nullement fétichiste à son médium et au monde. Sa capacité à capter si justement l’esprit d’un lieu ou d’une époque est fondée sur la réverbération des éléments matériels de chaque plan à travers le montage. L’ampoule qu’une main allume dans le premier plan de A Brighter Summer Day résonnera avec le sort ultime de Si’r, qui finira par être exclu de l’école après avoir frappé́ une ampoule devant le visage du directeur. Un carrefour nocturne de bouquinistes, associé tout d’abord aux balades nonchalantes et aux rendez-vous romantiques, devient finalement le lieu d’un drame irréparable. L’immuabilité des choses et des lieux, que Yang révèle en répétant les mêmes cadrages, se heurte constamment au perpétuel mouvement vers l’avant de personnages en perte de contrôle.

Rares sont les films qui parviennent à rendre compte en termes purement cinématographiques du poids d’une absence et de l’inexorable fugacité du présent. C’est le miracle qu’accomplit A Brighter Summer Day. Lorsque, à la fin du film, le jeune médecin de l’école qui jouait auprès de Ming un rôle de protecteur, s’assied seul sur la chaise de bureau que l’étudiante utilisait lors de ses visites, c’est tout le poids d’une perte irremplaçable, le drame d’un homme bon sans ambition, et le désastre d’une vie fauchée sans raison qui nous percent le cœur. Mais c’est aussi le regard mutin, le tempérament charmeur et la profonde tristesse de Ming qui nous reviennent d’un seul coup. Une chaise, un portemanteau et un chapeau melon deviennent les signes d’une vie qui ne sera jamais oubliée et, contrairement à ce que dit Are You Lonesome Tonight, la chanson d’Elvis dont les paroles donnent son titre au film, nous avons alors le sentiment que nous ne serons plus jamais si seuls le soir, grâce à la magie inoubliable du cinéma d’Edward Yang.


15 mai 2023