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Critiques

A COMPLETE UNKNOWN

James Mangold

par Sylvain Lavallée

Au début de A Complete Unknown, Bob Dylan arrive à New York comme un cowboy avec sa guitare, un étranger au passé obscur qui surgit d’un horizon distant. Chaque fois qu’on le questionne sur ses origines et son enfance, il parle d’une vie fantaisiste dans un carnaval, préférant dissimuler sa vie même aux personnes qui lui sont le plus proches. « Bob Dylan », bien sûr, est un pseudonyme, le film commençant exactement au moment où Robert Zimmerman, de son vrai nom, commence à l’endosser, comme une identité d’artiste dans laquelle il se réfugie pour fuir des démons personnels. Ce « parfait inconnu » du titre, ce serait donc cet homme derrière l’artiste, cette vie intime que Dylan préfère garder en retrait de son œuvre, et que Timothée Chalamet, en interprétant le musicien, suggère sans exactement la montrer, en privilégiant un jeu intériorisé, parfois sombre et tourmenté. Un tel personnage est à l’aise lorsqu’il joue dans des petits clubs, quand son talent demeure confidentiel, mais dès que la gloire lui tombe dessus, et qu’il se retrouve désigné comme la voix d’une génération, grâce à des chansons comme « The Times They Are a-Changin’ », qui deviennent des hymnes pour la scène folk, il ne peut qu’éprouver le besoin de se dissocier de cette image et de se réinventer, en se rapprochant du blues, du rockabilly, et en même temps en privilégiant des paroles plus obliques, surréalistes. Ce qui mène, en 1965, à Bringing It All Back Home, un cinquième album troquant le folk acoustique pour le rock électrique, et à une performance mythique, la même année, au Newport Folk Festival, où il aurait été hué, vilipendé par une foule qui ne voulait rien savoir de ce « nouveau » Dylan.

Pour quiconque connaissant un tant soit peu le musicien, tout cela est bien familier tant il s’agit de la période la plus commentée et documentée de sa carrière (le scénario de James Mangold et Jay Cocks s’appuie d’ailleurs sur un livre d’Elijah Wald, Dylan Goes Electric!). Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi A Complete Unknown choisit de s’attarder à ce moment de transition, puisque cela permet de brosser un portrait de la scène folk de l’époque, en donnant un rôle important à Pete Seeger (Edward Norton, dans un beau contre-emploi, alors qu’il joue une bonté à toute épreuve et une humilité attendrissante) et Joan Baez (Monica Barbaro), et en même temps cela confère une trajectoire claire au récit, qui souligne le désir de réinvention typique de Dylan. Mais comment raconter encore cette histoire pour, à la fois, communiquer son importance à celleux qui ne la connaissent pas, et éviter la redite pour les autres qui l’ont entendue mille fois ?

Jeune guitariste joue devant quelques spectateurs

Peut-être que la vraie question est plutôt de savoir comment réaliser un nouveau film biographique sur Dylan après le magistral I’m Not There (2007) de Todd Haynes. Certes, ce dernier visait moins à raconter la vie du musicien qu’à réfléchir à son art, et de façon plus générale à interroger le rapport d’un artiste à son œuvre, ce qui diffère largement, dans sa forme comme dans ses visées, d’une biographie conventionnelle comme A Complete Unknown. Mais l’esthétique éclatée de I’m Not There, l’utilisation d’interprètes multiples pour incarner le même individu s’appuyait aussi sur l’idée qu’un récit linéaire ne peut qu’échouer à saisir un sujet comme Dylan : « Il n’est pas là », puisqu’il est toujours déjà ailleurs quand nous pensons l’avoir saisi, puisqu’il ne veut pas être réduit à une identité fixe, immuable. Rien n’oblige à adopter cette vision de Dylan (elle est si répandue qu’il serait même salutaire de la remettre en question) mais, dès son titre, A Complete Unknown nous signale qu’elle est aussi la sienne, alors difficile d’éviter la comparaison avec le film de Haynes. Et difficile aussi, pour Mangold, d’éviter le danger d’une biographie traditionnelle : celui de fixer une direction claire, prédéterminée, de réduire une œuvre à une explication simpliste qui se trouverait dans la vie personnelle de l’artiste, de psychologiser un geste créatif, ce qui a toujours pour effet d’amenuiser la portée de l’art, dont la véritable valeur se mesure plus à son impact dans nos esprits.

A Complete Unknown semble conscient de cela, mais c’est ce qui finit par poser problème, tant le film ne sait pas sur quel pied danser : Mangold veut mettre en scène un « parfait inconnu », mais, dans la forme linéaire qu’il emploie, nous avons l’impression que cela se résume à un artiste qui se méfie de la célébrité (alors que, chez Haynes, la même idée est chargée d’une signification philosophique renvoyant plutôt à nos identités sociales). La performance de Chalamet n’aide pas, en partie parce qu’il est plutôt ridicule lorsqu’il doit jouer une forme de noirceur renfermée. Alors les dialogues ont beau pointer vers l’idée d’une transformation qui se veut existentielle (notamment par des références récurrentes à celle de Bette Davis dans Now, Voyager), cela n’est jamais supporté par l’acteur, qui tend plutôt à exprimer une crainte de s’exposer, d’où aussi la difficulté de son personnage à maintenir des relations intimes (entre autres avec Sylvie Russo, jouée par Elle Fanning, qui se débrouille comme elle se peut avec un rôle ingrat). Cela est d’autant plus dommage que Chalamet brille à plusieurs moments, lorsqu’il met en valeur la désinvolture juvénile, la rébellion qui passe par une nonchalance désabusée, ce qui est une interprétation beaucoup plus fructueuse d’un tel artiste — après tout, Dylan n’avait alors que vingt-quatre ans, et sa musique de l’époque est bel et bien traversée par une joyeuse anarchie dont le film peine à rendre compte. Il y avait là une belle occasion de s’appuyer sur les qualités spécifiques d’un acteur afin de proposer une lecture nouvelle du musicien, ou au minimum moins stéréotypée que celle de l’artiste solitaire tourmenté par la gloire, mais A Complete Unknown préfère rester dans des sentiers bien balisés.

De même, le récit passe d’un événement à l’autre sans les éclairer d’un point de vue particulier, sans nous faire comprendre, par exemple, pourquoi la scène folk était si récalcitrante à l’idée d’une guitare électrique. En effet, vue depuis 2024, cette transformation de Dylan n’apparaît pas si radicale, elle n’incite pas, comme la légende le dit, à prendre une hache pour couper les fils lorsqu’il joue sur la scène du Newport Folk Festival. Mangold privilégie une certaine fidélité au réel (il n’y aura pas de hache), tout en faisant des clins d’œil pour initié·e·s (nous voyons Pete Seeger hésiter à saisir l’arme), mais ce faisant son film finit par apparaître sans point de vue, et sans réels enjeux. Impossible, après la projection, de comprendre l’importance de cette prestation et de cet album dans l’histoire de la musique, et même dans la vie de Dylan ; impossible, par conséquent, de comprendre l’intérêt d’un tel film. Non parce qu’il est mauvais — il est simplement ordinaire, avec quelques belles scènes dispersées ici et là, surtout les performances musicales (à ce niveau, Chalamet arrive au moins à trouver un juste milieu, pour reprendre le phrasé de Dylan sans exactement l’imiter, et donc pour le réinterpréter) — mais parce qu’il aborde un des artistes majeurs du vingtième siècle en ayant, finalement, très peu à nous dire sur lui, sinon qu’il n’aime pas le type de commémoration que le film lui-même poursuit, ce qui a de quoi rendre l’entreprise encore plus paradoxale et futile.


20 Décembre 2024