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Critiques

A DIFFERENT MAN

Aaron Schimberg

par Bruno Dequen

New York, en plein cœur de la nuit. De la fenêtre de son appartement, Edward (Sebastian Stan), un aspirant acteur triste et solitaire au visage atteint de neurofibromatose, observe une scène quasi surréaliste dans la rue. Alors que des ambulanciers sont sur le point d’emporter le corps d’un voisin de palier qui vient d’être retrouvé pendu, un camion de crème glacée surgit de nulle part et se retrouve bloqué par l’ambulance. En un instant, la mise en scène prévisible d’un drame ordinaire se teinte d’une indescriptible étrangeté mâtinée d’un humour noir singulier. Tout au long de son brillant A Different Man, Aaron Schimberg n’a de cesse de déstabiliser ainsi nos attentes, en multipliant les changements de ton, de genre et, surtout, de perspective.

Le suicide inattendu de son voisin, qu’il jalousait en silence après l’avoir vu se promener au bras d’une belle femme, a d’abord suscité chez Edward un étonnement dénué d’empathie, mais l’absurde ballet lumineux et musical qui prend forme sous ses yeux finit par avoir les airs d’une blague existentielle, d’un avertissement prophétique amusé. Sur le point de commencer un traitement expérimental visant à transformer sa vie en rendant son visage plus « normal » (donc similaire à celui de Sebastian Stan), Edward semble pourtant réagir aussi peu à cette scène qu’à l’imposante tache humide qui annonce pourtant l’effondrement inévitable de son plafond. Or, si le récit finement construit nous emporte inéluctablement vers une conclusion à l’ironie mordante, le talent de Schimberg réside dans sa capacité à concevoir une sorte de fable qui évite tout positionnement moral évident et consensuel.

Quiconque avait eu la chance de découvrir le travail de Schimberg avec Chained for Life en 2018 ne sera pas surpris d’apprendre que son nouveau film aborde à nouveau les enjeux de représentation des personnes dites différentes à l’écran à l’aide de nombreuses mises en abyme et références cinématographiques. Filmé dans un 16 mm qui rappelle instantanément les auteurs du Nouvel Hollywood, le New York d’Edward se situe ainsi au croisement entre l’univers anxiogène de Taxi Driver et la réalité banale et amusante d’un sitcom. Quant à la transformation particulièrement saisissante d’Edward, inutile de dire que toute tentative de ressembler à un miroir inversé de The Fly de Cronenberg n’est pas le fruit du hasard. De même, le cinéaste s’amuse à nouveau des possibilités satiriques des pastiches de tournage à travers une parodie succulente de vidéos d’intégration et d’inclusion, avant d’étendre son regard perçant vers la bienveillance éminemment paradoxale des productions off-Broadway.

un homme avec une casquette observe en plissant des yeux

Les coulisses de la création d’Edward, une pièce écrite par Ingrid (Renate Reinsve), son ancienne voisine (peut-être trop ?) charmante, deviennent en effet l’occasion idéale d’observer avec truculence tous les préjugés, la fausse empathie qui se mue en exploitation et les impasses apparentes qui minent les créations artistiques contemporaines. Au-delà de son observation lucide d’un microcosme artistique, la seconde partie du film se nourrit surtout de l’arrivée du formidable Adam Pearson, acteur fétiche du cinéaste qui est, lui, véritablement atteint de neurofibromatose. Avec une jubilation contagieuse, Pearson interprète Oswald, un acteur extraverti aux multiples talents (karaté, yoga, saxophone, chant… la liste semble infinie !) qui est, finalement, tout ce que Edward (devenu un bel homme générique et toujours aussi mal à l’aise depuis sa transformation) n’est pas. Alors qu’Oswald finit de façon prévisible par s’emparer de la pièce et de la vie rêvée d’Edward, Pearson entame avec Stan un inoubliable duel d’acteurs.

Porté par ses interprètes hors pair, A Different Man regorge de dialogues piquants qui reprennent souvent des formules ou des leçons de vie toutes faites pour nous les renvoyer au visage. À peine avons-nous fait la connaissance d’Edward qu’un voisin lui suggère de retenir que « tout malheur dans la vie provient d’une non-acceptation de ce qui est », un conseil qu’il attribue à Lady Gaga ! Il serait impossible d’énumérer le nombre de perles de cette nature dont le scénario de Schimberg nous gratifie. Aux antipodes d’une époque qui cherche trop souvent à nier la complexité des enjeux de représentation en évitant de s’y confronter ou, au contraire, en les réduisant à de simples guides de comportements adéquats à adopter, la démarche du cinéaste privilégie l’accumulation de pistes contradictoires et de questionnements insolubles. Aussi remarquable – et souvent hilarante – soit-elle, une telle proposition pourrait toutefois n’avoir l’air que d’un brillant exposé sociologique si elle n’était pas incarnée avec brio par le corps même des acteurs.

A Different Man : le titre représente la fois le destin tristement ironique d’un homme qui a pensé pouvoir changer sa vie en transformant son apparence et la mise en scène de deux hommes effectivement bien différents. Le dos courbé, le regard inquiet et le corps tout entier prêt à sursauter à la moindre occasion, le Edward de Sebastian Stan est terrifié par le monde, par le regard des autres et, plus que tout, par sa propre insignifiance. À l’inverse, l’Oswald d’Adam Pearson, avec sa posture droite, sa décontraction et sa verve érudite, exsude une confiance en soi sans limite qui l’impose, malgré ses excès occasionnels de mysticisme, comme un rassembleur né. À moins que tout cela ne soit qu’une façade lui permettant, tout comme Ingrid, de faire avancer sa carrière en exploitant l’intérêt contemporain pour la « différence » ? En fin de compte, si le film nous invite à remettre constamment en question les motivations d’Ingrid et Oswald et, par là même, à questionner leurs natures profondes, c’est qu’il épouse en tout temps la perspective singulière d’Edward. A Different Man, c’est le monde vu par quelqu’un qui longe les murs, qui aimerait avoir de l’attention mais ne supporte pas d’être regardé. C’est l’histoire d’un homme qui n’a pas de véritable passion et qui a reporté toutes ses préoccupations sur son apparence. C’est le drame d’un être qui rejette sur les autres sa haine de soi. Mais c’est aussi un sourire final qui admet qu’elle avait peut-être raison, Lady Gaga, même si accepter sa vie est plus facile à dire qu’à faire. A Different Man, c’est la comédie noire dont notre époque a besoin.


4 octobre 2024