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Critiques

A Film Unfinished

Yael Hersonski

par Eric Fourlanty

Si Goebbels, le ministre de la propagande du parti nazi, était en fonction aujourd’hui, il utiliserait probablement You Tube, Facebook et Twitter. Le parti nazi étant né au 20e siècle, ses dirigeants comprirent très tôt qu’il fallait être de son temps et le cinéma devint leur outil de propagande privilégié. Des procédés grossiers utilisés dans des courts métrages où l’on voit une foule juive et une horde de rats en surimpression jusqu’aux qualités, réelles, mais porteuses d’ambiguïté, de longs métrages aussi achevés que Les Dieux du stade et Le Triomphe de la volonté, le pouvoir des images et leur manipulation furent au cœoeur de la stratégie nazie.

Créé en 1940, le ghetto de Varsovie faisait quatre kilomètres carrés, dans lesquels survivait près d’un demi-million de Juifs. Insalubrité, famine, typhus : les conditions de vie étaient inhumaines et la mort, omniprésente. En 1942, une équipe de tournage allemande filma dans le ghetto pendant 30 jours et en tira près d’une heure de film. Quatre bobines d’images muettes et grossièrement montées, qui furent retrouvées dans les années 50, dans des boîtes sur lesquelles était simplement écrit « Le Ghetto ».

Ces images montrent deux visages de cette antichambre de la mort: l’un, « arrangé avec le gars des vues », où l’on voit des Juifs fêter au champagne, manger au restaurant et faire leur marché, et l’autre qui expose la misère la plus extrême : enfants mendiants, corps émaciés, cadavres gisant dans les rues. On suppose que le but de l’exercice fut de faire croire que les Juifs du ghetto vivaient dans l’opulence, laissant mourir ceux qui étaient dans le besoin. À ce jour, on ne sait pas qui a commandé ce film, qui l’a réalisé, quelle était sa fonction exacte et pourquoi il a été abandonné en cours de route. Mais, malgré leur nature tendancieuse, ces quelques 60 minutes constituent un inestimable témoignage visuel.

En 1998, la découverte d’une cinquième bobine, constituée de prises rejetées et de plans coupés, confirma que ce film, qu’on savait déjà être de propagande, avait été mis en scène encore plus qu’on ne le pensait. Avec A Film Unfinished, la cinéaste Yael Hersonski, ancienne monteuse et petite-fille d’un survivant du ghetto de Varsovie, retrace pas à pas l’histoire de ces images.

La structure du film est simple : une voix-off lisant des extraits des journaux intimes d’habitants du ghetto, les témoignages à chaud de survivants pendant qu’ils regardent le film nazi, et quelques séquences reconstituant l’interrogatoire du seul caméraman allemand qui ait pu témoigner. Pas d’analyses plus vastes, pas d’hypothèses sur l’origine de ces bobines, aucune mise en contexte ou commentaire plus général : la cinéaste reste strictement dans son sujet.

A Film Unfinished est un film sur un film. Le traitement est fin, mais l’information est brute et l’émotion aussi. Certains visages sont inoubliables, certains regards, insoutenables. Ces gamins exsangues qui « jouent » leurs propres rôles de mendiants; ces hommes nus qui n’ont d’autre choix que celui d’être les figurants d’un simulacre humiliant de bain rituel; ces jeunes femmes que les nazis obligent à passer, puis à repasser, devant un cadavre gisant sur le trottoir, sans lui accorder la moindre attention : cette mise en scène de l’horreur glace le sang, et en la mettant en lumière, A Film Unfinished illustre avec force le pouvoir de l’image.  Et les extrêmes auxquels sa manipulation peut mener.

Bien qu’elle soit au-delà de notre compréhension réelle, l’horreur des camps de concentration nous est connue, et sa représentation visuelle aussi. On a vu et revu ces images d’êtres humains squelettiques, en uniforme rayé, derrière des barbelés. On les a pour ainsi dire assimilées. Celles du ghetto de Varsovie sont d’un autre ordre. Ces humains déshumanisés vivent dans une ville, dans une rue, dans une maison. Ces corps décharnés portent des manteaux, des jupes, des chemises. Ces regards vidés par la faim sont ceux d’amis, de parents de voisins. C’est dans cette confusion entre la « normalité du décor » et l’irréalité de la situation que l’horreur devient palpable. Comme si elle pouvait surgir ici, dans nos rues, dans nos maisons, aujourd’hui ou demain. Si un film comme celui-ci participe du « devoir de mémoire », il nous confronte également à notre premier devoir de spectateur : interroger et remettre en question les images que l’on voit. Qu’elle soit juste ou non, une image n’est jamais juste une image.


4 novembre 2010