Critiques

A Most Violent Year

J.C. Chandor

par Helen Faradji

Impossible de ne pas les rapprocher. Surgis de nulle part ou presque. Chacun creusant la voie d’un thème fort et mythique de films en films (le vampirisme pour l’un, l’adaptabilité de l’homme à son environnement pour l’autre) avec dans les deux cas une même toile de fond : l’Amérique, sa gloire et sa décadence mêlées. Chacun osant dans son plus récent film une approche sévère au point d’en être austère de la mise en scène, multipliant silences et profondeurs de champ pour mieux rappeler à la fois la petitesse et la force de résistance de l’humain face à un monde trop vaste et trop cruel pour lui.

Impossible aussi de ne pas voir Bennett Miller et J.C. Chandor, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, comme les directs héritiers de ces cinéastes qui firent le Nouvel Hollywood en faisant trembler les murs du grand récit, de la transparence et de la fluidité hollywoodienne classique en osant réinvestir le cinéma comme un lieu où le mythe pouvait naître du plus quotidien, du moins remarquable mais aussi où l’intelligence du spectateur n’était pas qu’une donnée artificielle mais bien un rempart contre toutes les tentatives de spectacularisation obscène.

Et impossible encore de ne pas remarquer les similitudes entre  ces deux fameux derniers nés, Foxcatcher et A Most Violent Year : deux plongées ardues, moins évidentes que celles des films précédents, dans les années 80 pour observer ce moment exact où, derrière le clinquant des années Reagan, pouvait pourtant se voir à l’œil nu les premières fissures ébréchant l’American Dream et l’idée d’une société des vainqueurs triomphante. À la différence pourtant que Miller y semblait empêtré dans sa propre froideur, incapable de réellement (sauf dans une sublime et poignante dernière séquence) anéantir la distance que lui-même instaurait à coups de grand angle là où Chandor réussit à faire de cette retenue un tremplin pour mieux détailler ses idées.

En réalité, A Most Violent Year est un film qui ne cesse de contourner les attentes que lui-même met en place. De son titre au contexte choisi, en passant par l’histoire même (Abel, un entrepreneur dans le New York de 1981 – année la plus violente de l’histoire de la ville – tente de résister aux pressions de ses concurrents, de la mafia et d’une enquête pour fraude), tout laissait en effet croire à un récit grandiose, violent, déchirant, en convoquant bien sûr aussi tout un imaginaire et une esthétique de cinéma, celle du Godfather, de Scarface (la ressemblance entre Oscar Isaac et Al Pacino n’est pas feinte), des polars de Sidney Lumet ou même de Rocky (convoqué dans une première et superbe ouverture). Mais ces références vues et digérées, ces attentes ne jouent pas le rôle habituel de clins d’œil ou de miroir réflexif : s’éloignant par exemple du lyrisme opératique de Coppola pour privilégier la sécheresse du regard et se placer du côté des « bons » (même si Abel « apprend » à ses employés comment vendre comme le parrain pouvait apprendre à ses sbires comment naviguer en eaux troubles, même si son « code d’honneur » pourrait tout aussi bien servir à un truand), refusant le mimétisme idiot (si un premier plan peut laisser croire à une ressemblance entre Jessica Chastain – jouant la femme d’Abel – et la Michelle Pfeiffer de Scarface, rapidement Chandor fait exploser la comparaison en emmenant son personnage féminin vers des rives beaucoup moins vulnérables), elles installent un cadre, lointain, presque fantomatique pour que Chandor puisse y démontrer, avec patience, nuance et une intelligence rare, comment la violence, la vraie, n’est pas celle banale et brutale des coups de feu et des têtes qui explosent, mais bien celle, insidieuse, pernicieuse, d’un système, d’un mode de vie et de fonctionnement socio-politique qui ne cessent de venir gruger les intentions les plus nobles, les plus méritantes.

Comment résister ? Comment rester un homme digne et droit dans un monde tout croche ? Peut-il même y arriver ? Voilà la question que pose – et que posaient déjà Margin Call et All is LostA Most Violent Year, faisant de l’ambiguïté et de l’ambivalence sa passionnante réponse, ambivalence d’ailleurs incarnée jusque dans la déroutante photo du film signée Bradford Young, refusant la netteté pour mieux dire dans les contours mêmes des personnages-silhouettes et d’un New York aux chaudes teintes vintage, le flou et l’impossibilité de toute intransigeance morale. Avec majesté, solennité, sens du tragique – puisque le sujet le commande – mais qui jamais ne sont empesés, J.C. Chandor se fait alors le plus subversif des cinéastes américains vivants. Car son film vient prouver, sans contredit, et avec une subtilité rare que la liberté, mot chéri de l’Amérique, n’est pas un droit, mais un devoir. Et que seuls notre décence, nos valeurs et notre compas moral peuvent nous aider à véritablement l’éprouver. À moins qu’elle ne soit, elle aussi, au fond qu’une illusion… Un grand film.

La bande-annonce de A Most Violent Year


29 janvier 2015