Critiques

A Most Wanted Man

Anton Corbijn

par François Jardon-Gomez

Dans le monde des services d’espionnage, nul doute qu’il y ait un avant et un après 9/11. En adaptant le roman A Most Wanted Man de John Le Carré, Anton Corbijn aborde de front la paranoïa des autorités gouvernementales face aux dangers de la communauté islamique. Campé à Hambourg, ville où Mohammed Atta a planifié une partie des attentats du 11 septembre, le récit s’articule autour d’une chasse à l’homme – Issa Karpov, un réfugié tchétchène – qui cherche à récupérer la fortune mal acquise de son père dans un but indéterminé. Victime pour les uns, dangereux terroriste pour les autres, Karpov se retrouve au centre d’une joute politique qui implique différentes agences, mais également des citoyens forcés malgré eux de devenir rouages d’un engrenage qui les dépasse.

Le récit transcende rapidement, comme souvent avec Le Carré, les enjeux liés à la sécurité publique pour s’intéresser aux guerres de pouvoir que se livrent les agents qui sont, en apparence, dans le même camp. D’un côté se trouve Gunther Bachmann, espion à la tête d’une petite unité anti-terroriste qui travaille sur le long terme, développant des liens et des sources au sein de la communauté islamique pour essayer d’attraper des suspects de plus en plus importants. De l’autre, Dieter Mohr – chef des services secrets allemands en poste à Hambourg – bien disposé à arrêter d’abord et à poser des questions ensuite, par crainte de revive l’humiliation internationale liée à la présence d’Atta dans sa ville au début des années 2000. À la minutie méthodique de Bachmann, qui cherche la nuance et la complexité dans tous les éléments d’une enquête, s’oppose la force brute prônée par Mohr – plus enclin à penser le monde contemporain en oppositions franches, sans chercher à voir plus loin que les apparences  –  tandis que la CIA ne traîne jamais très loin sans dévoiler ses motifs pour autant.

On retrouve rapidement la patte de Corbijn dans la manière lente et méthodique qu’avait le réalisateur de The American de s’emparer du thriller d’espionnage pour lui imposer sa propre logique interne. Encore ici, il étire les détails de l’opération – parfois peut-être trop longuement lorsqu’il s’agit de convaincre l’avocate de collaborer avec Bachmann – et installe une atmosphère très léchée et calculée, en phase avec la démarche de l’espion. La forme épouse ainsi le fond alors que le développement de l’intrigue demande une approche méticuleuse la part de Bachmann qui lui permet de prévoir ses mouvements plusieurs coups à l’avance, à la manière d’un joueur d’échecs qui voit toujours plus loin que ses adversaires.

L’immersion du spectateur dans ce monde où idéalisme et pragmatique ne font pas bon ménage se fait également à travers le mixage sonore qui met fréquemment à l’avant-plan les bruits de la ville ou encore la respiration des personnages. On le remarque dès les premières secondes alors que les bruits d’écoute électronique se font entendre sur le générique (titres blancs sur carton noir) avant les premières images. La volonté de Corbijn, d’abord issu du milieu de la photo, de tourner en décors naturels et d’exploiter l’architecture anguleuse hambourgeoise campe également la rigidité et la froideur du décor dans lequel évoluent les personnages.

A Most Wanted Man relègue presque l’espionnage au second-plan tant l’attention se focalise sur la figure ambiguë de Bachmann. Corbijn s’appuie largement sur la performance de son acteur principal autour duquel évolue tout le film : après Sam Riley dans Control et George Clooney dans The American, le réalisateur fait ici appel à l’imposante figure de Philip Seymour Hoffman pour incarner l’espion allemand. Le regretté acteur porte en grande partie le film sur ses épaules donnant corps et âme à cet espion trop porté sur l’alcool et la cigarette, à la fois méfiant et trop confiant en ses moyens, archétype certes éculé, mais auquel Hoffman donne une complexité stimulante pour le spectateur amené à décoder sa véritable nature. On regrettera par contre que l’ensemble de la distribution, pourtant impressionnante, n’atteigne pas le même niveau de jeu, notamment lorsqu’il est question de jouer en anglais avec un accent allemand (exercice particulièrement laborieux pour Rachel McAdams et Willem Dafoe).

Il apparaît progressivement que l’homme tant recherché du titre n’est pas Karpov, ni même Faisal Abdullah (suspect de plus grosse envergure) mais bien Bachmann lui-même, l’homme qui tire toutes les ficelles et dont les talents, les contacts et les réseaux sont à la fois respectés et redoutés par ses collègues et ses ennemis. Tout tend à suggérer qu’il contrôle chaque événement et dévoile son jeu (ou une partie de) lorsque nécessaire : nombreux sont les plans qui font émerger Hoffman de l’ombre après une longue marche ou encore qui l’amènent progressivement au foyer après un mouvement de caméra, de même que ses premières et dernières secondes à l’écran, de dos, fixant un hors champ non accessible au spectateur.

La plus grande qualité du film est malheureusement son plus grand défaut. Si la figure de Bachmann est impressionnante, les autres personnages apparaissent comme des pantins ou des pions sur un échiquier (cette dernière métaphore disséminée lors d’une scène-clé du film entre Karpov et son avocate). Cette nature de carton-pâte sert bien le récit lorsqu’il se concentre sur Bachmann, mais elle lui nuit également puisque le scénario tente malgré tout de nouer un drame entre Karpov et son avocate, mais aussi de faire sentir les contrecoups psychologiques de l’opération qui se déroule. Les déchirements moraux et intimes de ces personnages secondaires mal esquissés, voire le destin de Karpov – pourtant supposé être central dans le film –, restent toujours moins intéressants que la partie d’échec entre Bachmann et ses collègues ennemis qui mène au dénouement frappant.

A Most Wanted Man n’atteint pas les sommets de certaines autres adaptations de romans de Le Carré (The Spy Who Came In From the Cold de Martin Ritt ou Tinker Tailor Soldier Spy de Tomas Alfredson) ni la rigueur esthétique de la précédente œuvre du cinéaste d’origine hollandaise. Corbijn, peut-être pris entre l’arbre et l’écorce avec un scénario qui n’évite pas certaines facilités dans les relations intimes entre les personnages secondaires, mène néanmoins un thriller efficace et confirme, surtout, qu’il sait travailler avec de grands acteurs.

 

La bande-annonce d’A Most Wanted Man


24 juillet 2014