A NIGHT OF KNOWING NOTHING
Payal Kapadia
par Carlos Solano
En février 2016, l’arrestation pour sédition de Kanhaiya Kumar, un étudiant de la plus grande université de New Dehli, noyau dur du communisme en Inde, déclenche un mouvement social au cœur de la jeunesse étudiante et une vague de protestations dans les universités indiennes. Parallèlement, une grève de 139 jours secoue le Film and Television Institute of India, dans l’ouest du pays. Gajendra Chauhan, sympathisant du parti ultranationaliste, vient d’y être nommé à la direction. La revendication est sans ambiguïté : la jeunesse veut se libérer du capitalisme et du système de castes qui divisent et déchirent la société. Le gouvernement pousse les étudiants au suicide, n’admet que la veine nationaliste comme seul discours, refuse l’accès aux études aux « intouchables », victimes de discriminations grandissantes. Mais n’allons pas si vite. Payal Kapadia prend justement le temps de faire apparaître l’horizon politique de son premier film, A Night of Knowing Nothing, Œil d’or du meilleur film documentaire au dernier Festival de Cannes. Apparaître au sens noble et plein du terme, à la façon d’un cyclone qui commence à prendre force et à graviter autour de son œil.
A Night of Knowing Nothing commence par un effet de rupture, par une longue scène de danse dont on perçoit simplement quelques silhouettes dans le silence, filmées dans un noir et blanc déjà nostalgique et très granuleux. Images d’ouverture qui ressemblent à la fin d’un film, accompagnées en voix off par la lecture d’une lettre d’amour (de rupture ?) tirée d’une correspondance trouvée par hasard à l’Institut du cinéma et portée par deux personnages, L. et K. dont l’identité restera cachée et énigmatique. L’effet de rupture n’est qu’apparent : plus le film avance, plus ces deux trames – celle d’un amour impossible dans un pays qui interdit les relations interclassistes, celles d’une révolution brutalement réprimée par les forces de l’ordre – semblent de moins en moins sourdes l’une à l’autre. Faire corps, faire raccord : il est là le sujet de Kapadia, il est là le carburant d’un premier long métrage radical qui cherche (et trouve) une forme d’organicité au cœur d’une société qui affronte la pénible évidence de sa fracture. Il est là le sujet d’un projet conçu collectivement, conjugué au pluriel, entre ami·es militant·es et confié aux autres, condition minimale d’un cinéma politique conscient, ici, de sa futilité (à quoi bon le cinéma lorsque nos camarades se font crever les yeux par la police ?).
Faire raccord, faire communauté, faire monde, comprendre qu’au fond l’intime et le politique s’imbriquent, que cette histoire d’amour impossible entre L. et K. résonne haut et fort avec les revendications étudiantes. L’énoncé est clair et l’affect, quel qu’il soit, est politique. Il l’est dans la mesure où il nous reconnecte aux enjeux d’une réalité lointaine, il l’est dans la mesure où il suffit parfois d’une fissure pour mobiliser le collectif, il l’est aussi puisqu’il ne supporte pas d’être discipliné, puisqu’il agit dans la liberté. Au fond, A Night of Knowing Nothing expérimente la liberté jusqu’au bout. Kapadia nous rend libres, et si elle y parvient c’est parce qu’elle imagine des mondes possibles, parce qu’elle invente une façon de faire monde, parce qu’elle ose dire ceci : que sans imagination il n’y a pas d’avenir possible.
Citons quelques gestes, parmi les plus libres et stupéfiants de beauté : laisser l’image sans son, la faire hurler dans le silence, cultiver l’ambiguïté saine, la transformer en champ magnétique d’affects ; inventer des formes sonores immersives et similaires aux sons électroniques que Chris Marker employait déjà dans Le fond de l’air est rouge (autre grande fresque politique), capables de provoquer un battement vif au cœur de l’image et de la laisser dans un état de flottement, de suspension ; mobiliser un arsenal de formes et sources hétérogènes qui se versent avec délicatesse les unes dans les autres : images tournées avec un téléphone portable ou par une caméra de vidéosurveillance, photographies, pages arrachées aux journaux, dessins gravés sur l’image, plans de haute et basse définition, archives ; et, bien sûr, explorer l’impensé laissé par une longue tradition cinématographique réunie sous le signe de l’utopie politique : Eisenstein, Pudovkine, Godard, que Kapadia convoque dans l’admiration et réinvente, motivée par les impératifs de son propre projet.
Un trait commun persiste à travers ces influences, non pas une stylistique mais une éthique ou du moins une démarche inévacuable : favoriser un état de réflexion, transmettre des convictions fermes tout en laissant une distance suffisante pour la réflexion. Une distance qui, comme dans n’importe quel film politique, se construit au montage : une distance ni abstraite ni condescendante mais physique, habitable. Kapadia fait sienne l’injonction lancée devant la foule étudiante par un enseignant de cinéma. Si les médias polarisent, le cinéma sert à l’inverse à introduire de la nuance. Mais comment filmer ou livrer la nuance ? Ou, comme concluait Serge Daney à propos du Chung Kuo, Cina (1972) d’Antonioni, comment filmer des parenthèses ? Par la distance justement : celle qui sépare un plan d’un autre, celle qui permet de passer d’une idée à son contraire, un écart, un intervalle entre ce qui est dit et ce qui est montré, entre l’ici et l’ailleurs. La péripétie cinématographique par excellence. Une pensée au travail, une générosité : somme toute un espace, un lieu, où la réflexion puisse naitre et les questions, apparaitre.
Parmi ces interrogations demeure celle laissée en suspens par le titre du film, toute une nuit sans savoir. Sans savoir quoi ? Sans savoir si ces revendications connaitront un lendemain, sans savoir si ces images atteindront leur puissance de frappe, sans savoir si la révolution est un point d’arrivée ou un projet expérimental, un acte de création ou l’ébauche d’une utopie provisoire. L’incertitude est motrice, et tant mieux : la nuit y participe, tellement les plans de Kapadia baignent dans un noir et blanc dont la diversité de textures insinue autant de façons de penser la nuit, autant de façons de qualifier les rêves qui informent nos luttes quotidiennes. Il se peut que le monde souffre d’un manque d’imagination, mais le cinéma sera toujours là pour faire barrage et provoquer des gestes qui, comme ceux de Kapadia, ne serait-ce que l’instant d’un plan, nous font prendre conscience qu’un autre monde est pensable, un monde qui, comme celui de A Night of Knowing Nothing, reste, perdure, guide et fait trembler.
1 avril 2022