A Touch of Sin
Jia Zhang-ke
par Jacques Kermabon
Que le jury cannois ait décerné le Prix du scénario à A Touch of Sin paraîtra peut-être étrange à qui ne penserait pas que de tels mérites puissent correspondre à un enchâssement de quatre récits comme le propose ici Jia Zhang-ke. Si histoire il y a, il s’agit de celle de la Chine contemporaine, synthétisée à travers l’adaptation de quatre faits divers sanglants qui se déroulent dans différentes régions. Connaîtrons-nous un jour la Chine au point de localiser le Shanxi, Chongqing, le Hubei, Dongguan comme on situe assez facilement la Californie, New York ou Chicago ? En attendant, nous sommes contraints de nous fier aux informations du réalisateur : « La première histoire, celle de Dahai, se passe dans le Shanxi, la région où je suis né. C’est une grande province agricole au nord-est de la Chine. La deuxième histoire se déroule dans la ville de Chongqing, au sud-ouest du pays, au bord du fleuve Bleu, près du barrage des Trois Gorges. La troisième se passe dans le Hubei, en Chine centrale. La quatrième histoire a pour décor Dongguan, une ville de la province du Guangdong, sur la côte du sud-est, dans la “zone économique spéciale” ».
Jia Zhang-ke poursuit, avec ce film, sa peinture de la mutation à marche forcée de la Chine vers le capitalisme, avec ses fortunes insolentes bâties sur fond de corruption, ses ouvriers migrant d’une région à l’autre dans l’espoir de trouver un emploi rémunérateur, ses êtres déboussolés par les injustices dont ils sont témoins et les autres, solitaires prêts à tous les forfaits pour s’enrichir. Personne n’échappe au vent du libéralisme, il souffle où il veut, s’insinue partout comme le laisse entendre ce parti pris d’enchaîner ces récits, en partie clos sur eux-mêmes, mais dont on retrouve aussi certains personnages de l’un à l’autre comme cet homme qui, au début, a priori insignifiant sur sa vieille moto, croise un camion de tomates, renversé sur une route de montagne. Cet incident qui n’aura pas de suite, les hommes en attente, vaguement impuissants autour de cette cargaison répandue dans un désordre calculé, ne sont pas sans évoquer une installation d’art contemporain. Cette tache de rouge sur la montagne rocailleuse annonce aussi le sang qui va éclabousser chacun des faits divers. Nous revient alors en mémoire la formule de Louis Aragon à propos de Pierrot le fou, « ce n’est pas du sang, c’est du rouge ».
L’homme sur la moto, impassible, reprend sa route. Un peu plus loin, il est arrêté par trois jeunes voleurs nerveux qui, couteau à la main, veulent le dépouiller. Sans se départir de son calme, il sort une arme à feu et les abat froidement l’un après l’autre avant de repartir. Le tueur insensible qui se fait justice lui-même, le laconisme mâtiné de spectaculaire de la mise en scène empruntent au film de genre, comme une nouvelle teinte que Jia Zhang-ke pose sur sa manière à la fois documentaire – plans longs, attentifs et patients face à une réalité quotidienne – et stylisée. Le titre du film est un hommage transparent à King Hu comme le reconnaît Jia Zhang-ke : « l’histoire de Xiao Yu (jouée par Zhao Tao) et les vêtements du personnage font directement référence à l’actrice Hsu Feng dans A Touch of Zen ». Il pourrait tout autant évoquer la manière avec laquelle cette femme, amenée à poignarder des hommes qui la harcèlent, tient son couteau et en use selon, elle aussi, une gestuelle tirée des codes du film de genre, lesquels participent à la séduction du film tout en maintenant une distance de connivence avec des scènes dont la violence, filmée crûment, aurait pu passer pour de la complaisance.
Pour le reste, les réalités au cœur desquelles ces faits divers nous permettent de pénétrer dessinent un paysage social où dominent la corruption, le clientélisme, l’arbitraire, la perte des repères moraux, l’arrogance de personnes enrichies trop vite, la prostitution de luxe, l’exploitation éhontée de certaines couches de la population. Dans ce miroir (hélas à peine) caricaturé des pratiques politiques et financières qui règnent en Occident, que chacun des personnages soit amené à des actions solitaires et désespérées dit assez clairement la dissolution des liens sociaux et le peu de poids de la Loi face à celle qui domine, la loi du plus fort. Le reste de la population se partage entre soumission craintive, complicité docile et joie indécente des nantis.
À la fin du film, Xiao Yu, sortie de prison, se retrouve, au détour d’une place, face à la représentation d’un opéra très populaire, L’interrogatoire de Su San, dans lequel une jeune femme, arrêtée pour meurtre, finit par retrouver la liberté. Ce que vit le peuple chinois aujourd’hui fait écho à des situations ancestrales. Est-ce à dire que l’histoire se répète immanquablement ou s’agit-il d’une pointe d’espoir en laissant entendre que toutes les épreuves finissent par être surmontées ?
Les propos de Jia Zhang-ke sont extraits du dossier de presse.
Texte paru dans le numéro 164 de la revue 24 Images
La bande-annonce de A Touch of Sin
9 janvier 2014