Critiques

À tous ceux qui ne me lisent pas

Yan Giroux

par Robert Daudelin

Le générique est explicite : « librement inspiré de la vie et de l’œuvre d’Yves Boisvert ». Une fois Martin Dubreuil installé dans la peau du poète disparu, la fiction reprend tous ses droits et le metteur en scène est le vrai maître à bord. Or, contrairement à beaucoup de cinéastes qui se contentent d’une « mise en images » pour raconter sagement une histoire, Yan Giroux, dont c’est le premier long métrage, s’investit dans un travail de mise en scène qui définit tout son film et l’espace où évolue son héros. Si les textes de Boisvert sont parfois sollicités, c’est d’abord dans la construction non linéaire du film que la poésie s’impose, comme lieu et comme espace de création permanente. La poésie déclamée est bien présente dans le film,  pas toujours convaincante dans ces sortes de happenings bruyants et bien arrosés où notre poète est accueilli en héros, mais ce n’est là qu’une des formes que peut prendre la poésie ; celle de Boisvert existait d’abord dans des recueils, d’où les incursions à peine caricaturales dans le monde de l’édition et des salons du livre.

Bien servi par la photo de Ian Lagarde, À tous ceux… est un film éclaté qui progresse en une sorte de mouvement circulaire lequel, à plusieurs moments, ouvre presque sur l’abstraction : le film de fins d’études du jeune Marc (que l’on revoit en DVD dans la séquence finale) qui évoque le cinéma expérimental ; les curieux plans en plongée (l’étalage de viande et la caisse du supermarché) qui nous désorientent ; et surtout le raccord en traveling utilisant les lignes horizontales qui bordent l’autoroute. Tous ces éléments tirent le film vers une sorte de poème visuel auquel s’intègrent des images de murs et de façades comme autant de signes de ponctuation. Il en est de même de la séquence de destruction des bibelots en porcelaine qui, bien au-delà de l’image d’une révolte amusée contre la société de consommation, est une fête visuelle célébrant la complicité nouvelle entre Yves et Marc.

Boisvert était, à l’évidence, un personnage qui prenait beaucoup de place, heureux de gêner, de mettre mal à l’aise – sa manière en quelque sorte de se faire une place dans une société où il se sentait à l’étroit : poète de l’urbanité, il rêvait d’une cabane en Gaspésie. Pour un acteur, un tel personnage est du sur mesure pour cabotiner, ce qu’évite brillamment Dubreuil qui porte le film sur ses épaules sans pour autant n’en faire qu’un spectacle. Le Boisvert de À tous ceux qui ne me lisent pas est un personnage tragique : plus le film avance, plus cette dimension de son être devient tangible, alors que la caméra lui refuse toute échappée, l’enfermant à l’intérieur de mouvements circulaires étourdissants. Mais ce personnage hors norme existe aussi, au-delà de sa solitude, dans ses rapports aux autres, à la femme qui l’accueille dans sa vie, à l’adolescent aussi qui, à travers lui, va trouver des portes d’entrée dans un monde qui l’effraie. La description de ces rapports, jamais lourde, est aussi l’une des forces motrices du film.

Yan Giroux était déjà l’auteur de quelques courts métrages (« dans lesquels je privilégiais le plan séquence », aime-t-il dire en souriant). Son saut dans le long métrage, saut périlleux à plus d’un titre (sujet difficile, comédiens de grande expérience), est une réussite qui s’explique sans doute par sa proximité avec Boisvert, qu’il a connu et dont il voulait nous transmettre une image attachante ; mais aussi par le travail de longue haleine avec son scénariste, le dramaturge Guillaume Corbeil, qui, dans un exigeant exercice d’élagage, l’a contraint à se limiter à des gestes révélateurs, à quelques situations exemplaires, et à toujours éviter le parcours biographique aussi piégé que contraignant.

Film singulier dans la production québécoise récente, À tous ceux qui ne me lisent pas est beaucoup plus qu’un exercice réussi, c’est un vrai geste de cinéma où un jeune cinéaste se jette à l’eau tout en découvrant le plaisir de cadrer juste, de forcer un personnage à se révéler et à la poésie à prendre sa place dans le mouvement des choses.


29 novembre 2018