Critiques

A White, White Day

Hlynur Pálmason

par Jérôme Michaud

Sur la scène internationale, le cinéma islandais a clairement le vent dans les voiles depuis plusieurs années. On n’a qu’à penser à Rúnar Rúnarsson (Volcano, 2011; Sparrows, 2015; et Echo, 2019), à Grímur Hákonarson (Rams, 2015; The Country, 2019), à Dagur Kári (Virgin Mountain, 2015), à Guðmundur Arnar Guðmundsson (Heartstone, 2016) ou encore à Benedikt Erlingsson (Woman at War, 2018). Il faudra désormais ajouter tout au sommet de cette liste le nom de Hlynur Pálmason. Après des études à l’École nationale de cinéma du Danemark et un premier long métrage sublimissime tourné en danois, Winter Brothers (2017), Pálmason revient en terre natale pour s’attaquer à une histoire de deuil difficile qu’il ancre habilement au sein des vastes paysages typiques de sa patrie.

Au cœur de la dense brume des cols islandais, les routes sinueuses deviennent rapidement dangereuses, chacune des courbes lancinantes risquant de se dérober au regard des conducteurs. Pálmason fait de ce brouillard à la blancheur opaque le centre de A White, White Day, et ce jusque dans son titre ! Le film s’ouvre d’ailleurs sur un superbe plan surplombant l’arrière d’une voiture qui s’y aventure. Il ne faut que quelques instants pour que le véhicule manque un virage serré, transperce un garde-fou et dégringole un flanc de montagne. L’accident fatal emporte la femme du protagoniste du film, Ingimundur, un vieux policier à l’âme rugueuse. Au lieu de plonger le spectateur dans l’immédiateté de cette mort, le cinéaste propose plutôt de laisser passer un moment afin d’explorer dans la durée le processus de deuil du personnage. Il opère la transition grâce à un brillant enchaînement de plans fixes aux cadrages identiques qui montre Ingimundur revampant un ancien bâtiment familial au fil des saisons.

L’acharnement du vieil islandais à mener à terme les rénovations l’amène à entièrement délaisser le soin qu’il devrait s’accorder. L’énergie qu’il consacre au projet contribue à une certaine stabilisation psychique, mais la maison ne lui est pas destinée, puisqu’il souhaite la donner à sa fille. Tout comme Ingimundur évite de s’investir dans un travail d’introspection avec son psychologue, il refuse aussi de se donner un nouvel espace physique où (re)vivre, préconisant une précarité matérielle aux ancrages fuyants. Au fil du film, les travaux avancent à petits pas et l’espace en construction reflète à merveille son état d’esprit tourmenté et parsemé de blessures qui ne guérissent pas, et ce même si son corps arrive à tenir debout. A White, White Day s’érige ainsi autour d’une logique artistique magnifiquement orchestrée entre espace extérieur et espace intérieur. L’opacité de la brume, la vacuité des champs et la froidure des paysages nordiques de l’Islande deviennent le reflet de la vie psychique d’Ingimundur alors que la maison en reconstruction se présente comme un prolongement naturel de sa psyché. Pas étonnant de retrouver autant de scènes filmées de l’intérieur de la maison, plusieurs plans étant d’ailleurs dirigés vers l’extérieur, notamment via l’œil-de-bœuf de la porte d’entrée, formalisant ainsi la fenêtre comme œil et, par extension, la résidence comme corps.

À la perte brutale de sa femme s’ajoutent des indices qui mènent Ingimundur à douter de l’intégrité de la relation qu’il entretenait avec elle. Une colère manifeste s’empare alors du veuf et A White, White Day bascule bientôt dans un thriller psychologique dont la nature et l’intensité sont à même de dérouter de par ses rebondissements, ce qui n’est pas sans donner une touche hanekienne au film. Pálmason excelle ici dans l’analyse viscérale et sans retenue qu’il propose de cet homme incapable de trouver un chemin vers une extériorisation équilibrée de son émotivité. L’acteur Ingvar Sigurdsson livre à cet effet une performance sans faute, incarnant à merveille l’âme rocailleuse et le visage à l’inexpressivité rageuse propres à son rôle. Ce n’est qu’en conduisant les autres personnages au bout de la nuit, aux confins de ses souffrances, qu’Ingimundur croit pouvoir émerger du sombre tunnel qui abrite ses cris de douleur intérieure. Mais est-ce vraiment la route à emprunter pour qu’Ingimundur puisse complètement faire son deuil ? Rien n’est moins sûr.

À l’unisson avec la pièce Memories de Leonard Cohen, Pálmason invitera le spectateur à pousser l’expérience plus loin en le faisant pénétrer dans la mémoire fantasmée d’Ingimundur. Une proposition douce-amère pour le moins surprenante et fine dans ses intentions. L’ambiguïté signifiante de la scène redynamise les moindres détails du récit, rendant palpable toute la complexité émotionnelle qu’entraîne un processus de deuil chez une personne à l’austérité exacerbée comme Ingimundur. D’une maîtrise formelle et d’une justesse humaine à faire sourciller les grands maîtres du cinéma, A White, White Day confirme que Pálmason, à seulement trente-cinq ans, est d’ores et déjà l’un des cinéastes les plus doués de sa génération.

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28 mai 2020