Critiques

A Woman Under the Influence

John Cassavetes

par Philippe Gajan

A Woman Under the Influence est l’un des plus grands films sur la folie de l’histoire du cinéma. La folie est ici affaire de regards et de gestes. Pas seulement ceux posés par Mable, géniale Gena Rowlands, mais ceux que posent les autres sur elles. Ses proches, à commencer par son mari Nick, non moins génial Peter Falk, mais aussi ses enfants, sa mère (Lady Rowlands), sa belle-mère (Katherine Cassavetes). Comme ses moins proches, les ouvriers de son mari, ses amants de passage, les passants dans la rue… Que Mable soit instable, alcoolique voire «nerveuse» ne souffre aucune discussion. Pourtant, on ne saura jamais si elle l’est devenue justement écrasée par le poids de ces regards entendus, de cette commisération affectée de ceux qui ne savent pas comment réagir, de ces petites phrases trop innocentes, expression d’un désarroi lui bien réel. Bref, Mable est malade, elle sera internée lorsque la pression deviendra trop grande. Elle en reviendra tout d’abord atone, pour que Nick réalise que c’est de l’ancienne Mable dont il a besoin, celle qui forme avec lui un couple en équilibre hautement instable, un miroir à sa propre folie.

Dans le cinéma de Cassavetes, il est toujours question d’un immense besoin d’amour et de l’incapacité d’en recevoir comme d’un trop plein d’amour impossible à canaliser. Dans le cas de A Woman Under the Influence, cet état s’est transformé en folie. Mable «craque», elle est l’une des grandes «malades» du panthéon Cassavetien. Mais si ce film est l’un des plus grands films sur la folie, c’est justement parce que l’autre existe, c’est parce que cette folie devient le reflet hideux de cet autre, proche ou pas proche, de l’impuissant comme de celui qui fuit, de l’agresseur comme de la victime. La folie comme construit social, on aimerait bien savoir ce que Foucault a ou aurait pu penser du film en 1974.

Un chef-d’oeuvre, forcément, comme toutes les offrandes de Maître Cassavetes, le plus grand des cinéastes indépendants américains, comme Opening Night, Faces, Husbands ou encore l’ultime Love Streams. Dans A Woman Under the Influence, comme dans quasiment tous les autres il y a tout Cassavetes. Il y a tout d’abord la tribu, la famille Cassavetes : Gena Rowlands, Peter Falk, Lady Rowlands et Katherine Cassavetes. Il ne manque que Ben Gazzara et Seymour Cassel, ceux-là sont dans les autres films, mais c’est tout comme. On est en famille et cela permet d’aller loin, très loin. À cause bien sûr de la célèbre méthode Cassavetes: filmer la scène, ne pas l’interrompre, la filmer jusqu’à ce qu’il se produise quelque chose, que la chimie, l’alchimie, fasse son oeuvre. C’est à ce prix que l’on obtient ces regards, ces gestes, ce fameux réalisme qui n’a jamais été aussi mis en scène et donc aussi juste, que Mable soit devenu quasiment un nom commun synonyme de folie. C’est à ce prix, par ce souci maladif du détail, qu’on construit un cinéma majeur en mode mineur.

 


13 novembre 2008