ABABOUINÉ
André Forcier
par Xavier Philippe-Beauchamp
La dernière décennie aura enfermé le concept de laïcité dans une loi qui exclut des pans de la population – des femmes – de la sphère publique. Pourtant, derrière ce mot employé comme arme par les récents gouvernements, l’histoire du Québec est faite d’un rejet progressif, laborieux mais salutaire de la religion dans l’espace public, en particulier en éducation. Ababouiné communie avec ce premier esprit laïc qui a retiré au clergé la direction des écoles : combien de temps a-t-il fallu attendre pour que les rejetons de modestes familles canadiennes-françaises, ouvrières ou petites bourgeoises aient accès à une école déconfessionnalisée?
En pleine grande noirceur, dans le Faubourg à m’lasse, la famille St-Amour édite des livres. Pour garder la maison à flots, elle imprime les fascicules de toutes les paroisses de l’île de Montréal, mais ce sont les recueils de poésie et les pamphlets politiques qui intéressent surtout Archange (Gaston Lepage) et sa fille Rose (Mylène MacKay). La famille s’entoure de quelques autres libres-penseurs. Michel Paquette (Rémi Brideau), étudiant en 7e année qui se promène en béquilles depuis son infection à la polio, aide Archange dans ses tâches d’imprimeur. André Rochette (Martin Dubreuil), l’enseignant de Michel, rédige un dictionnaire du lexique poétique vernaculaire qui sera publié chez les St-Amour. Ensemble, la bande relit le Refus global et s’échange les meilleurs vers. Dans ce premier acte, la poésie se cantonne toutefois aux répliques de Michel, rimées en vers plats. L’image est léchée au point d’être plastique, le jeu des acteurs est artificiel au point de nous faire décrocher et l’arc narratif est linéaire au point d’être prévisible. Longtemps, on cherche le surréalisme et l’humour grinçant de Forcier – le fait qu’un personnage ait comme trait distinctif des mains velues ne suffit pas à réenchanter une trame narrative qui ennuie.
Les petites péripéties s’enchaînent pendant que le film cherche son air. Le cardinal (Rémi Girard) arrive à moto pour réciter le chapelet, interrompu quand les fidèles en prière applaudissent l’annonce d’un coup de circuit. Pendant ce temps, flanqué de son apprenti, l’éditeur rédige Vive le Québec laïc, qui se fraie rapidement un chemin jusque dans la classe d’André Rochette. L’hostilité entre les St-Amour et les autorités religieuses a tôt fait d’exploser. Les lectures défendues se répandent. Elles apportent un peu de baume et d’espoir. Des consciences s’éclairent au contact vivifiant des poètes maudits. À tâtons, le scénario trouve son inspiration et la caméra timidement le suit. Il faut attendre que les zouaves du cardinal détruisent les exemplaires restants de Vive le Québec laïc pour que les images passent au ralenti, que les visages se déforment sous l’émotion, que les couleurs s’estompent. On se dit que finalement, on aura droit à un film qui nous amènera ailleurs que dans un cours d’Éthique et culture religieuse donné par un péquiste social-démocrate.
Pour faire revenir l’ordre, le vicaire Cotnoir (Éric Bruneau), qui garde l’école sous un voile catholique d’ignorance, remplace Rochette comme maître de classe et réinstaure les leçons de religion abrutissantes. On découvre aussitôt sa relation homoérotique avec le cardinal en même temps que sa liaison pédophile avec la seule étudiante pieuse de la classe. Héritières de l’autorité papale, mécanique, sans réplique, grands maîtres des méthodes obscurantistes, nos maisons d’enseignement ont dès lors les moyens d’organiser en monopole le règne de la mémoire exploiteuse, de la raison immobile, de l’intention néfaste. L’entrelacs épouvantable d’agression et de prétention à l’amour que recèlent les violences sexuelles ponctue la littérature québécoise. Dans les romans Les fous de Bassan d’Anne Hébert comme dans Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, de multiples points de vue permettent un aperçu de la confusion qui saisit autant les agresseurs que les agressé·e·s : la promiscuité fait se concaténer caresses et coups de poing, baisers et viols. Au cinéma, si les représentations d’agressions sexuelles sont légion, rarement l’image donne-t-elle à voir aussi efficacement que le permet le texte le mélange des affects de celles et ceux qui les subissent. Quelques exceptions existent toutefois, comme ici. L’œuvre de Forcier nous a déjà familiarisé avec l’ambiguïté d’une sexualité mêlée d’agressivité. Dans L’eau chaude, l’eau frette, pendant que des adolescent·e·s échangent des minoucheries dans une cave du Plateau Mont-Royal, les adultes se tapent dessus au troisième. Pour sa part, Ababouiné explicite les discours que les agresseurs comme les victimes portent. Les voix s’emmêlent : je lui fais mal par amour ; je mérite ce qui m’arrive.
C’est enfin dans la résolution du film qu’on retrouve la poigne du cinéma de Forcier, quand la grand-mère de Michel trouve le cœur du Frère André chez elle. Somnambule, elle entend le cœur lui commander de le hacher dans son moulin à viande et de le nourrir tant au clergé qu’à ses enfants : la foi se réfugie au cœur de la foule, devient l’ultime espoir d’une revanche, l’ultime compensation. Mais là aussi, les espoirs s’émoussent. Ici, c’est bien dans l’image que les allusions et confusions sexuelles trouvent écho ; que la domination de l’Église sur les mœurs se traduit par la misère matérielle et morale. Le cabotinage propre à l’univers de Forcier retrouve son plein droit… mais on en aurait pris davantage, et bien plus tôt.
On se demande pourquoi il a fallu attendre plus d’une heure avant d’en arriver là. L’efficacité d’un cinéma pétri d’images surréalistes et de dialogues agressifs tient précisément en ce qu’il permet de traiter de laïcité et des violences sexuelles d’une manière qui n’est ni didactique ni trop douloureuse, sans réduire leur gravité ou le sérieux du propos. Malheureusement, on aura perdu la première moitié du film à se faire faire la leçon sur la méchante Église et les bons poètes avant de recevoir la surréalité en pleine face et de se faire sa propre idée (qui s’adonne à être la même que le cinéaste, tiens). Peut-être Forcier nous croit-il encore trop petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale pour nous donner son cinéma sans d’abord nous éduquer.
23 août 2024