ADAM CHANGE LENTEMENT
Joël Vaudreuil
par Alexandre Fontaine Rousseau
Adam erre dans les corridors d’un hôpital, son corps trahissant jusque dans ses mouvements un mal-être qui sera, on s’en doute bien, le sujet de ce premier long métrage d’animation de Joël Vaudreuil. Ses proportions gauches respirent l’adolescence, l’absence totale de confiance en soi propre à cet âge ; son corps est un marqueur de statut social, une condition qu’il doit porter en tout temps avec lui. Il le traîne. C’est un poids. Le dessin, un peu ingrat, nous le fait bien sentir. Adam, donc, se dirige vers la chambre de sa grand-mère malade. Mourante, même. La famille s’est assemblée à son chevet pour lui dire un dernier adieu. Le moment devrait être solennel. Il est plutôt malaisant et la laideur ambiante n’aide en rien. Grand-maman n’en a plus pour très longtemps. Elle s’apprête à prononcer ses derniers mots. Son regard croise celui d’Adam. De sa voix rauque, cassée, elle lui adresse ses ultimes paroles. « J’ai toujours trouvé que t’avais un long tronc. » Ses reproches font mouche. Le corps du jeune homme se transforme, sous l’effet de ces mots.
C’est là l’une des principales métaphores visuelles traversant le film de Vaudreuil : les insultes altèrent physiquement Adam qui, comme le titre l’indique, change lentement sous nos yeux. L’idée est simple. Elle n’est pas particulièrement originale. Mais elle fonctionne parfaitement, selon une logique propre aux capacités formelles du dessin animé. Il s’agit d’ailleurs de l’une des forces du film : bien qu’il se déroule dans le quotidien somme toute banal d’une banlieue qui l’est tout autant, on ne voit pas comment il aurait pu être réalisé autrement qu’en animation. Il y a d’abord ce dessin rappelant immanquablement le Mike Judge de Beavis and Butt-Head et de King of the Hill, qui sent les années 1990 à plein nez et vient avec son lot de référents culturels évidents. Il y a, ensuite, cette manière qu’a le trait de déformer les corps à sa guise pour illustrer l’intériorité de ses personnages. Puis il y a toutes ces inspirations saugrenues ponctuant le récit, comme ce chat sans jambes dont il faut prendre soin, auxquelles on ne voit pas trop comment le cinéaste aurait pu donner vie autrement.
Tout ça pour dire que, bien qu’il explore un territoire familier auquel la fiction d’ici a déjà consacré de nombreuses œuvres au cours des dernières années, Adam change lentement se distingue du lot par sa forme même. Un long métrage d’animation québécois constitue en soi une telle anomalie que l’on a, d’emblée, envie de la célébrer. Qu’il soit aussi réussi est, en quelque sorte, la cerise sur le proverbial sundae. Vaudreuil capte en effet l’esprit d’une génération définie par les reprises de dessins animés américains doublés : on s’imagine sans peine les aventures d’Adam trouver une place dans la grille horaire de fin d’après-midi de TQS, juste après un épisode des Simpsons en français. Avec, en prime, un peu de cet humour de dégoût hérité des péripéties de The Ren & Stimpy Show. On pense, par exemple, à ce ketchup qui fait des bruits de pet en recouvrant un pâté chinois peu appétissant ; ou à ces marques orange laissées sur les murs et les manettes de Sega par des doigts pleins de poudre de Cheetos. Sans compter ce voisin qui accroche des sacs pleins de la merde de son chien dans les branches des arbres du quartier et ce jeune homme aux gencives proéminentes, défiguré dans un accident de balançoire.
Il y a, dans le film de Vaudreuil, un rapport tactile à l’image qui repousse sans pour autant forcer la note. On en vient, très rapidement, à ressentir viscéralement l’espèce d’incapacité qu’a Adam d’habiter son propre corps, en plus de partager sa difficulté à naviguer dans son environnement. Il faut dire que, là aussi, le portrait brossé par Vaudreuil n’a rien d’enthousiasmant. Sa banlieue est on ne peut plus déprimante, à la fois vide et vulgaire. La plus grande ambition qu’elle semble offrir est l’achat d’une grosse piscine, ou encore la tonte obsessive d’une pelouse qui serait selon les dires du voisin le miroir de l’âme humaine. Il n’y a qu’à travers les films, le dessin et la musique que le pauvre Adam peut échapper à ce quotidien médiocre, ancré dans un milieu où l’imaginaire remplit la fonction de bouée de sauvetage.
Les moments les plus réjouissants du film sont d’ailleurs ces extraits de films d’action visionnés sur VHS, ces morceaux de musique qui font éclater la monotonie ambiante. Vaudreuil, qui est notamment batteur aux côtés de Stéphane Lafleur au sein de la formation Avec pas d’casque, signe une ingénieuse trame sonore qui pastiche avec brio tous les genres musicaux, du easy listening au heavy metal. Mais il s’amuse aussi à reproduire des séquences d’action dignes du meilleur du cinéma des années 1980, Adam allant finalement jusqu’à singer les gestes du grand Arnold Schwarzenegger dans Commando pour vaincre les bullies qui le persécutent constamment. Certes, ces référents culturels très précis confèrent à l’ensemble une qualité nostalgique indéniable ; mais le film ne se complaît jamais dans celle-ci, faisant plutôt ressortir de cette atmosphère très spécifique une sorte de vérité universelle et intemporelle.
Après tout, on ne réinvente pas l’adolescence ; et on se doute bien que cet âge ingrat l’est tout autant aujourd’hui qu’il ne l’était hier. Il n’y a, bien sûr, pas un seul cellulaire en vue dans Adam change lentement. Pas de réseaux sociaux, non plus. Mais les réalités qu’il dépeint n’en dépendent aucunement : les amours impossibles d’une adolescence passée en marge de la popularité, les étés de marde et les jobines insignifiantes qui servent autant à meubler le temps qu’à gagner de l’argent… Adam change lentement traite de tout cela avec un mélange d’humour cru et de sensibilité morose qui convient parfaitement. L’animation, bien sûr, infuse le tout d’une sorte de poésie étrange. Elle s’amuse parfois à transcender le réel. Mais Vaudreuil ne perd jamais de vue l’essentiel : être adolescent, c’est déplaisant.
7 juin 2024