Critiques

ADIEU LES CONS

Albert Dupontel

par Apolline Caron-Ottavi

Albert Dupontel l’a mentionné à plusieurs reprises en entrevue : il qualifie ses films de « drames rigolos » plutôt que de comédies. Il ne déroge pas à cette idée avec son nouveau film, Adieu les cons, qui transcende une trame sinistre avec un humour qui oscille entre fantaisie et mordant. Cette fine marge d’ambiguïté est déjà au cœur de la première scène, lorsque Suze Trappet commente les radiographies de ses poumons : « c’est joli toutes ces couleurs, on dirait un bouquet de soucis ». Ce dernier mot ne résonne évidemment pas de la même manière pour le médecin, qui se lance d’ailleurs dans une diatribe sur le rapport subjectif de chacun au temps qui lui reste. Entre la fatalité du réel et les possibles de la perception qu’on en a, seul l’individu joue le rôle de curseur. Et le film est un peu à l’image de ce bouquet de soucis originel : un tableau qui dépeint des enjeux sombres avec une photographie aux couleurs pimpantes, un récit qui s’attaque à la mélancolie avec une vitalité à toute épreuve, une fable aussi généreuse que cruelle dotée peut-être de la plus belle finale de l’année, qui offre de la beauté à des personnages qui ne pensaient plus y avoir droit.

Adieu les cons repose sur un trio d’individus qui incarnent cette tragi-comédie de l’existence en ayant en commun d’avoir été « effacés » de façon kafkaïenne par la société : Jean-Baptiste Cuchas (Dupontel), informaticien zélé, est condamné à faire le boulot à la place des « jeunes loups » plus présentables qui vont pourtant le remplacer ; Suze Trappet (Virginie Efira, au sommet de son art), gravement malade, cherche le fils qu’elle a dû abandonner à quinze ans mais se heurte à un magma administratif qui nie sa propre existence ; et Monsieur Blin (excellent Nicolas Marié, de tous les films du cinéaste), devenu aveugle à la suite d’une bavure policière sur son lieu de travail, a été relégué au gardiennage d’archives qu’on essaie d’effacer en même temps que lui. De l’alliance de ces trois personnages qui ont chacun à leur façon un pied dans la tombe – inutile d’en dévoiler plus ici sur les circonstances de leur rencontre – va naître une équipée sauvage et cathartique, où l’on plaque un monde du travail mortifère pour renouer une dernière fois avec une rage de vivre et une soif d’essentiel depuis trop longtemps étouffées.

Le thème de l’effacement ne cesse d’ailleurs de réapparaître au cours du film, comme un ennemi à combattre : ici, un bouleversant personnage de gynécologue frappé d’Alzheimer se révèle la clé du processus de mémoire, contredisant les dérives d’un discours latent (qui n’a fait que s’amplifier avec une pandémie que le film n’avait pas prévue) sur une vieillesse inutile et encombrante ; là, c’est la ville elle-même qui a disparu : M. Blin décrit celle – vivante – de ses souvenirs pour guider Suze en voiture, tandis que derrière les vitres défilent un néo-urbanisme sans aspérité, où l’on aperçoit le spectre d’un tissu social défiguré ; l’effacement, c’est encore celui de l’individu et de la pensée derrière les parois de verre, les conventions policées et les open spaces du building d’une société cotée en bourse, que Cuchas transforme en mémorable spectacle de sons et lumières en piratant le système de sécurité, dans un attentat esthétique comme il faudrait en commettre tous les jours. Loin de se livrer à la nostalgie mal placée dont on fait souvent une accusation facile, Dupontel critique la soi-disant modernité devenue un contre-sens : son attention à certains détails et les situations comiques qu’il en tire ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les gags de Jacques Tati. Au croisement du cinéma de ce dernier, de la poésie des choses insignifiantes d’un Jean-Pierre Jeunet, de l’anarchisme absurde d’un Terry Gilliam (qui apparaît d’ailleurs dans le film) et de la férocité mâtinée d’humanisme de Dupontel lui-même, Adieu les cons trouve son ton propre, à la fois tout à fait original et relevant d’une sorte d’évidence tant il nous entraîne avec un naturel déconcertant.

Il s’agit d’un de ces films qui ont l’air d’une grande simplicité alors qu’ils relèvent en réalité d’un discret tour de force : en 85 minutes bien ramassées, Dupontel dresse un constat de société aux facettes multiples, sans jamais perdre de vue la comédie, qui ressurgit toujours comme par miracle même aux moments les plus délicats. C’est ce qui fait d’Adieu les cons une fable magique, débarrassée de la lourdeur d’un certain réalisme social pour décortiquer un malaise contemporain, ce qui est à n’en pas douter la clé de son succès populaire comme de son succès critique. Dupontel, qui s’est presque toujours attaché à des personnages de profonds marginaux, met ici en scène des individus qui sont a priori l’incarnation même de la « normalité ». Mais pour reprendre une phrase de Cuchas, « être intégré dans un monde de tarés, je suis pas sûr que ce soit une réussite ». La marginalité est un mal (ou peut-être un bien?) qui guette désormais tout le monde, dans une société où la violence policière n’est en quelque sorte que l’expression folklorique (ainsi que scénaristique) et la pointe de l’iceberg d’une violence bien plus profonde et invisible.

Dans Adieu les cons, la survie relève de l’empathie, de la solidarité et de l’identification – là encore l’idée est simple, mais semble étrangement une évidence perdue de vue. Comme dans tous ses films, Dupontel nous parle d’amour (la quête de Suze en est une d’amour et non seulement de filiation, l’aveugle est le seul à le comprendre) par le biais d’un vent de révolte libérateur, porté par des victimes qui refusent de le rester et à l’attention de tous les cons en puissance, en devenir, qui s’ignorent ou qui en ont marre de l’être – bref, de nous tous.


25 juin 2021