Critiques

Agora

Alejandro Amenabar

par Damien Detcheberry

Pour prolonger le coup de gueule entamé par Marcel Jean dans ces colonnes (dans son article sur le film Afterschool), remarquons que la sortie du dernier film d’Alejandro Amenábar, Agora, directement en DVD, est une double déception. D’une part parce qu’il s’agit d’un film remarqué en sélection officielle au festival de Cannes en 2009, porté par une vedette internationale (Rachel Weisz) et un cinéaste à priori ‘rentable’ (Alejandro Amenábar est le réalisateur de The Others, de Mar Adentro, et le producteur de Vanilla Sky). De plus, non content d’être la plus grosse production de l’histoire du cinéma espagnol, Agora en a été un des plus grands succès, suscitant une polémique auprès de la presse et du public autour de l’athéisme fervent prôné par le film. Malgré ce parfum de succès et de controverse outre-Atlantique, le film ne s’est pas vu ouvrir les portes des salles obscures à Montréal. Il ne s’agit malheureusement pas d’un cas isolé…

D’un point de vue purement cinéphilique, Agora est un hommage réussi aux péplums de l’age d’or d’Hollywood, pensé et réalisé pour le grand écran. Précisons tout de même que nous sommes loin ici des clins d’œoeil post-modernes et anachroniques à la Gladiator ou des orgiaques outrances de 300 et de Spartacus (la série, pas le film de Kubrick) qui ont autant de rapport avec le péplum classique que Passion of the Christ de Mel Gibson n’en a avec L’évangile selon Saint-Mathieu de Pasolini. A ce titre, Amenábar se range comme à son habitude du côté des classicistes, malgré quelques effets de style un peu lourds – de redondantes plongées sur la Terre vue de l’espace. Si l’ambition est donc ici plus thématique qu’esthétique, la mise en scène reste tout de même d’une efficacité exemplaire, le divertissement complet et l’ensemble impressionnant.

Agora relate ainsi la chute spirituelle de l’empire romain, marquée par la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie vers le IVème siècle après Jésus-Christ. L’empereur Théodose s’étant converti au christianisme, les œuvres et manifestations jugées païennes sont progressivement interdites et les tensions grandissent entre les chrétiens et les derniers gardiens des temples païens : philosophes, mathématiciens, astronomes, héritiers du savoir de l’antiquité. Les affrontements entre ces deux camps aboutiront au lynchage d’Hypatie (Rachel Weisz), mathématicienne et responsable de la bibliothèque d’Alexandrie, et à l’annihilation des connaissances de l’antiquité, plongeant l’humanité dans un obscurantisme de près de mille ans.

On devine en substance la dimension actuelle du message politique : l’intégrisme n’a pas de religion ni d’époque attitrée, qu’il soit d’hier ou d’aujourd’hui, chrétien ou musulman, il aboutit à la destruction et à l’obscurantisme. Soit. Mais Amenábar a l’intelligence de ne pas y opposer grossièrement la beauté du mode de pensée antique. On y entend ainsi un discours d’Aristote justifiant la propension naturelle de certains hommes à demeurer esclaves, mis en opposition avec les revendications des premiers chrétiens prônant des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. La tabula rasa chrétienne n’était pas sans un noble but, et Agora évite ainsi le manichéisme de beaucoup de récits tournant autour du basculement du monde antique au monde moderne. La seule voie trouvant grâce aux yeux du cinéaste est la voie de la science, celle d’Hypatie qui refuse toutes les religions, et s’applique à rechercher la vérité par le doute, non par la foi. L’athéisme revendiqué dans Agora se manifeste avant tout par un amour pour la logique, la méthode, le rejet du dogme et la capacité infinie de l’esprit sage à tout remettre en cause.

C’est en cela que ce péplum malin se distingue du bruit et de la fureur des tentatives récentes de revitalisation du genre. Du bruit et de la fureur, n’en cherchez pas ici. Il est d’ailleurs rare qu’un film ayant monopolisé d’aussi grands moyens ait aussi peu de scènes de bataille. À l’exception de la révolte chrétienne aboutissant à la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie, Agora reste un péplum intimiste, politique et cérébral, qui interroge l’histoire plus qu’il ne la reconstruit. Intimiste, mais pas anti-cinématographique. Le soin apporté à la reconstitution et à la cohérence historiques, le discours réfléchi sur le sens de l’Histoire en font un haletant thriller philosophique enrobé de décorum antique, qui méritait d’être découvert en grand. Dommage pour les salles obscures, tant mieux pour le cinéma maison qui sert plus que jamais de séance de rattrapage.


28 octobre 2010